► E.D.I.T.O. Les jeux de société et la politique

Le jeu de société, en tant que produit de son époque, cristallise bien souvent les enjeux sociétaux de son temps, voire même, véhicule des idées de tous les bords politiques possibles.
Oui, sans que l’on s’en doute – sous ses dehors naïfs d’amusements dominicals – les jeux ont parfois incarné de véritables médias idéologiques.
En rendant les participants acteurs de leur choix, les jeux de société mettent les joueurs dans des postures, via leur thème, leur mécanique, qui sont bien souvent loin d’être neutres. Certains en font d’ailleurs des arguments de vente, tandis que d’autres rebutent pour les mêmes raisons (je me souviens avoir eu du mal à trouver un testeur pour écrire sur
Deal American Dream car jouer à un jeu sur le narcotrafic inspiré de faits réels ne vendait en fait du rêve à personne !).  

De Divercity (actuellement en KS) avec sa prémisse écolo, à Diplomacy, (jeu de 1959 qui promet de longues heures de tractation en mettant 2 à 7 joueurs dans la peau des grandes puissance européennes), le jeu de société moderne aime questionner les grands sujets politiques. Aujourd’hui avec des jeux comme Incorporated, on joue encore et toujours aux maîtres du monde… Qui sont non plus les dirigeants de pays, mais ceux de Méga-corpo. D’ailleurs, les jeux SF raffolent de ça, les Méga-corpo (de Android netrunner à Specter ops). Pourtant… pourtant, dites… Ce n’est plus tellement de la SF en fait maintenant…

 

Le jeu, un enjeu politique ?

Evidemment. On le sait au moins depuis le Monopoly. Incarnant aujourd’hui le jeu capitaliste par excellence de par son thème et son succès (Hasbro France annonçait en 2014 qu’il se vendait 500 000 Monopoly par an), il avait pourtant comme premier objectif d’en dénoncer les dérives. Elizabeth J. Magie, son auteur, l’a en effet inventé en 1904 pour faire comprendre aux joueurs “la nature antisociale du monopole” et il sera d’ailleurs utilisé dans cet objectif, notamment dans les écoles, jusque dans les années 30. «C’est une démonstration pratique du système actuel d’accaparement des terres avec tous ses résultats et toutes ses conséquences habituelles.» expliquait son auteur.

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Retour aux idées du premier Monopoly avec ce jeu de Ralph Anspach (1973).

 

Le jeu, par son mécanisme même (les cases du plateau deviennent des biens privés), était censé faire comprendre aux enfants les affres de la paupérisation liés au monopole. C’est pour les mêmes raisons qu’on fait du serious game en entreprise aujourd’hui: Le jeu permet de rendre attrayantes des notions à diffuser. 

Pour la petite histoire, l’activiste Elizabeth J. Magie refusera tous droits d’auteur, et c’est un certain Charles Darrow qui tentera de gagner de l’argent avec “le jeu du propriétaire”. Elle espère tout de même que la diffusion de son jeu dans les magasins par la firme Parker permettra par la même occasion la diffusion de ses idées – sauf que le livret pédagogique est retiré dès les premières années d’exploitation… C’est ainsi que le Monopoly deviendra le symbole du capitalisme décomplexé que l’on connaît bien (avec une stratégie gagnante qui consiste à passer le début de la partie à tout racheter pour ensuite finir en prison !). Imaginez qu’on retire les livrets pédagogiques de tous les Jeux Opla et qu’ils deviennent dans quelques années les figures d’une société ultra-consumériste ! Aahh !

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Une lecture du monde

Déjà au 19e siècle, les pédagogues s’emparaient souvent du support du jeu dans leurs activités d’enseignement, et notamment pour éduquer l’histoire. Les jeux pédagogiques, sous forme de Loto ou de Jeu de l’oie le plus souvent, présentaient une forme attractive et efficace de par leur mécanique répétitive pour inculquer certains savoirs. Comme avec le Monopoly d’ailleurs, les cases permettaient d’y plaquer n’importe quel thème et les illustrations étaient déclinables à l’infini (plus de 10 000 variantes seraient à ce jour recensées pour le Jeu de l’oie). Aujourd’hui, les profs d’histoire raffolent des jeux Academy Games, comme Freedom The Underground Railroad (ou 878 Vikings Invasion of Europe actuellement sur KS) pour les mêmes raisons : Ils permettent d’apprendre et de s’amuser en même temps. 

 

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C’est aussi au 19e siècle que les premiers wargames prussiens apparaissent. « Mais ce n’est pas un jeu ! C’est de l’entraînement à la guerre ! Je vais recommander son utilisation par l’armée. » aurait déclaré l’officier Officier Von Muffling en jouant une partie de Kriegsspiel, jeu de simulation de guerre imaginé par le baron von Reisswitz.

Quelques années plus tard, Herbert George Wells, le génial écrivain britannique qui, comme certains d’entre vous, aimait bien les jeux de guerre avec des figurines, s’en inspira pour imaginer “Petites Guerres” : un “jeu des rois” à portée pacifiste, qui prenait en compte la question des prisonniers et le moral des troupes. “Il suffit de jouer quatre fois à Petites Guerres pour comprendre à quel point une Grande Guerre serait une chose abominable.» disait l’auteur de La machine à explorer le temps et de la Guerre des Mondes, et ce en 1913. Vous connaissez le parolier qui voulait changer le monde avec des bouquets de fleurs ? Et bien l’auteur qui voulait changer le monde avec des jeux de société était là bien avant… Voilà qui ne devrait pas déplaire aux auteurs des Poilus !

H.G. Wells

H.G. Wells fait une partie de wargame en suivant les règles de Little Wars. – Slate

 

Satires et propagandes

Dans Le Pas de l’oie renouvelé des Boches (avec la caricature de Guillaume II un boulet au pied en case finale), paru pendant la grande guerre, on tâchait manifestement de bien faire comprendre aux enfants qui était l’ennemi à abattre :


« Jeu du Pas de l’oie renouvelé des Boches »

L’Allemagne nazie utilisera aussi le jeu de société pour diffuser son idéologie xénophobe. Dans Juden Raus (Günther & Co., 1938 – fiche BGG) le but des joueurs était de sortir tous les juifs du plateau… Vous avez froid dans le dos ? Alors faisons un saut dans le temps et jetons un oeil sur Trollland. Dans ce titre, vous voilà devenu un trtrollland-49-1307461853-4356oll et vous ne supportez pas ces nouveaux ve
nus qui sentent bon et ne mangent pas de morts, nommés les Résidents d’Outre Monde (les ROM). Il vous faut les “expulser par charrettes”.
Dans ce jeu satirique de Cathala sorti en 2010, l’idée était bien d’”interpeller chacun sur une actualité qui rappelle de très mauvais souvenirs.”

En effet… Et pour interpeller le public, rien ne vaut l’humour ! C’est pas les amateurs de Junta, jeu-culte se riant bien caustiquement des républiques bananières, qui diront le contraire…
De l’humour, les auteurs de jeux en ont à revendre quand il s’agit d’épingler la politique, ou plutôt les politiques. Souvenez-vous, lors des Présidentielles 2012, de ces nombreux jeux de société parodiques qui avaient fait parler d’eux jusque dans les médias généralistes : Elisez-moi, Cass-toi pov’con, La course à L’Elysée, Racolage électoral, Skâândal

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Étrangement, malgré quelques projets, cette présidentielle 2017 a l’air de moins inspirer les auteurs français… Le jeu des trônes lasserait-il par chez nous ?

 

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Manigances, le jeu, financé sur Ulule en décembre dernier

 

En parlant d’homme politique, aviez-vous déjà vu cette édifiante publicité ? Le milliardaire président Trump, a vu éditer son jeu de société éponyme en 1989, “basé sur sa carrière”, jeu qui participa à la construction de cette image de super-businessman-self-made-man qui lui a permis d’accéder aux plus hautes fonctions de l’état américain aujourd’hui.

 

trump

Bon, il ne l’a peut-être pas vu, mais l’an dernier, d’autres jeux sont revenus sur les tables outre-Atlantique, estampillés “Trump” eux aussi, mais pourtant d’une toute autre teneur (Trump trumps, Trump hate humanity…). Alors, à quoi préférez-vous jouer ?  

trump trumps jeu

 

La politique est partout

Bien sûr, nous ne faisons qu’effleurer le sujet ici car finalement, chaque jeu, même s’il ne le revendique pas clairement, porte en lui une certaine idéologie, ce à quoi les auteurs sont d’ailleurs de plus en plus attentifs afin d’éviter de voir éclater malgré eux des polémiques non désirées (je pense à Waka Tanka ou Yamatai par exemple).
Les jeux de civilisation décrivent comment une société se développe, les jeux sur la Préhistoire comment l’homme est devenu homme, nous pourrions aussi analyser les thèmes colonialistes, médiévaux, ceux évoquant les agents secrets, la mafia, l’environnement, les religions, le post-apo, l’économie, le développement entrepreneurial… ou simplement ceux qui traitent du bonheur ! Oui, les fameux “points de victoire” liés à l’accumulation de richesse demeure nettement plus souvent employés que les “points de bonheur” par exemple (peu nombreux sont ceux qui les utilisent, citons tout de même 
The pursuit of happiness, ou Tramways). Si c’est sûrement à la base par simple commodité technique, cela ne témoigne-t-il pas aussi d’une certaine vision des choses, propre à nos sociétés ? Ou est-ce parce que, dans notre grande sagesse, nous savons que le bonheur n’est pas quantifiable ?   

 

Références – pour aller plus loin :

Monopoly à deux têtes (Libération) ; Habsro France vend 500 000 Monopoly par an 

Monopoly, une histoire du capitalisme ; Wikihow : comment gagner au Monopoly

Jeu de l’oie, objets d’hier et Jeu du pas de l’oie 

brunocathala.com – Trollland

Slate : Wargame & Wells

Arte : gaming idéologie

 

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10 Commentaires

  1. TheGoodTheBadAndTheMeeple 29/03/2017
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    Bel édito particulièrement vrai, et pas toujours simple à déceler.

  2. morlockbob 29/03/2017
    Répondre

    Yamatai fait polémique ? Historique d’après ce que je viens de lire, mais ludique …pas vu

    • fouilloux 29/03/2017
      Répondre

      Oui je vois pas non plus.

      • Umberling 29/03/2017
        Répondre

        5 Tribes a fait polémique pour les esclaves

        Waka Tanka, pour les libertés prises sur les natifs / amérindiens

        Rising Sun, pour glorifier une partie peu reluisante de l’histoire japonaise ET d’inclure des « fautes de goût » avec des choses culturellement dépendantes de la Chine ou de la Corée (stéréotypes « asiatiques »).

         

        Il y en a des caisses, des affaires de ce genre.

    • TheGoodTheBadAndTheMeeple 29/03/2017
      Répondre

      ce qui choque souvent c’est la cohérence du thème avec l’histoire et les nombreux raccourcis hélas faits en général.

      En comparaison tu peux voir le soin de certains jeux pour coller à l’histoire tels que Ghost stories ou Piero a fait de nombreuses recherches sur les mythes et légendes chinoises uniquement pas asiatiques.

  3. Wraith75 30/03/2017
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    En ce qui me concerne, je me suis passionné pour la politique US depuis la dernière campagne présidentielle et la malencontreuse élection de l’Agent Orange.
    Deux anecdotes en rapport avec le jeu de société se sont faites une place dans l’actualité politique US, toutes les deux émanant d’un nouveau « héros de la résistance ludique » : Max Temkin, co-créateur de Cards against Humanity et de Secret Hitler

  4. Wraith75 30/03/2017
    Répondre

    Fait #1 : fin février 2017, Max et ses comparses de « Secret Hitler » ont décidé d’envoyer, à leurs frais, une boîte de leur jeu à chaque Sénateur US, accompagnée d’une lettre les incitant à réfléchir aux similitudes avec la politique actuelle.
    http://www.distractify.com/trending/2017/02/26/5UX7t/cards-against-humanity-secret-hitler-senators?utm_content=inf_10_53_2&tse_id=INF_d1f66170fea611e6a22fa5876bd4fd44

  5. Wraith75 30/03/2017
    Répondre

    Fait #2 : Trump l’a voulu et c’est maintenant fait, en démontant toutes les régulations mises en place par Obama (par exemple celles contre les abus des banques, qui a déjà sauté), il a foutu en l’air la Net Neutrality.
    Ça veut dire plusieurs choses, entre autres que certains sites « bien vus » par le gouvernement pourront avoir une bande passante bien plus grande, et ceux n’étant pas dans leur grâce pourront être ralentis de force.
    Si ce n’est pas déjà assez grave comme ça, maintenant les fournisseurs d’accès pourront sans votre autorisation revendre votre historique de surf aux corporations.
    Plein de sénateurs ont été corrompus pour voter « oui », certains pour des sommes totalement ridicules de $300, c’est dire comme ils s’en foutent…
    Là où ça nous concerne un petit peu, c’est que notre cher Max s’est donné pour mission de trouver et de publier l’historique de surf des membres du Congrès qui ont voté pour, histoire qu’ils sachent ce que ça fait.
    Je ne sais pas comment il va s’y prendre, s’il a des amis hackers ou quoi, mais je lui souhaite bonne chance !
    http://www.distractify.com/trending/2017/03/29/ZOXB29/temkin-buying-congress-data

  6. LePionfesseur 31/03/2017
    Répondre

    Je rajouterai également ce podcast comme référence pour aller plus loin :

    http://podcast.proxi-jeux.fr/2017/01/au-coin-de-la-table-jeu-et-politique-12/

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