Woodcraft – Trafic de myrtilles au pays des jouets

Avant de fonder Delicious Games, Vladimir Suchy avait déjà réussi son coup : Last Will et The Prodigals Club avaient marqué, avec leur narration peu conventionnelle pour un jeu à l’allemande ; Pulsar avait, quant à lui, séduit par l’efficacité de ses mécanismes. Fort de son expérience qui remonte tout de même de 2007 (pour son premier jeu publié, League of Six), il monte une entreprise qui démarre très fort : le premier titre de Delicious Games, Underwater Cities, n’a que le malheur de sortir deux ans après Terraforming Mars. Mais, succès d’estime aidant, chaque titre de cet éditeur se voit considéré de près par tous les pousseurs de cube. Cette année, c’était au tour de Woodcraft, co-conçu avec Ross Arnolds.

 

Jouetbénisterie

Dans Woodcraft, les joueurs incarnent de petits elfes réalisant jouets et jeux en bois dans leur atelier. Mais qui dit bois, dit essences différentes, outils, ciseaux, gouges, scies et autres techniques pour bouturer tout ça. Les joueurs vont au final remplir des commandes pour gagner des points et des myrtilles, la monnaie du jeu. Pour remplir les commandes, il vous faut des dés, qui sont des arbres, mais d’une valeur précise. Y’a pas moyen de livrer plus gros que prévu : il faudra “couper” un dé à l’aide d’une scie. Bien entendu, colle, chutes et petites scies circulaires auront leur intérêt.

La piste de score avec les contrats et les assistants.

 

Le jeu se joue en quatorze tours de table, avec quatre phases de revenu. On se dit au départ que cela va être beaucoup et long, à l’instar d’Underwater Cities et ses dix manches de trois actions par joueur chacune, ponctuées par des productions. Mais Woodcraft vous donne une seule action par manche, et si certains tours seront hyper rapides, d’autres sont également plus remplis, plus charnus.

 

MC Circulaire

À chaque tour, vos arbres plantés grandissent et la valeur de leur dé incrémente de deux. Puis vous récupérez une tuile action, et vous la placez dans la section suivante du plateau d’actions. Les actions prisées ou qui viennent d’être utilisées, ne bénéficient pas des bonus que d’autres pourraient accumuler… et ceci altérera considérablement votre prise de décision quant à la pertinence d’une action ou d’une autre ! 

 

Au menu, l’achat d’outils (colle, chutes, petites scies), l’amélioration de son plateau personnel, l’achat d’un assistant (un elfe produisant des trucs), l’achat ou  la vente de dés, et, enfin, de la production (vous faites produire les assistants recrutés), de l’achat de commandes et du plantage (planter des dés dans des pots pour faire croître les arbres). Quelques actions gratuites existent, notamment le fait de déplanter un arbre ou de remplir un contrat.

 

La roue d’actions est sage au début, mais ensuite, il faut apprendre à la (re)lire.

 

Lorsque vous récupérez une commande, vous la placez sur une liste d’urgence. À la manière d’un Overcooked, vous gagnez des bonus en la remplissant vite, et vous perdrez en réputation si vous la laissez dépérir. En revanche, en remplissant une commande, vous pouvez également gagner des outils qui, s’ils sont remisés correctement sur le toit de votre atelier, vous octroient des bonus non négligeables, à base de points de victoire, de revenus ou de production.

 

Enfin, des lanternes vous permettront de contourner les limites du jeu : une lanterne sert à utiliser une tuile action à la place d’une autre, utile pour se débloquer de certaines situations épineuses, quand trois vous permettent d’effectuer une action supplémentaire : de quoi se créer des tours explosifs.

 

Le chêne tient bon, le roseau se plie

Woodcraft a toutes les composantes d’un jeu à moteur, non seulement avec ses phases de production, mais aussi avec les assistants qui peuvent générer des ressources à point nommé. On a cette fluctuation dans nos ressources, avec un atelier tantôt rempli à craquer, flirtant avec nos limites de stockage, et vide après les contrats. Mais le jeu vous rappellera très vite que s’il est bon de remplir des contrats, il est malavisé de se retrouver sans myrtilles ou sans dés. On mettra longtemps à se remettre du vidage de ses entrepôts, et cette aridité peut coûter la partie, d’autant que Woodcraft a pris le parti (osé !) de dire non au catch up. Visez le virage serré, mais avec un peu de marge quand même, vous voyez.

Le plateau personnel, peu après le début de partie. Finalement très lisible (avec la séquence de tour en pictos au milieu à gauche.

 

 

Dans le même registre des intentions étranges et intrigantes, on remarque une ouverture du jeu forte, mais une rigidification de la stratégie lorsqu’elle se déroule : si vous partez sur les outils, vous devrez vous spécialiser et serez de plus en plus difficiles sur vos choix. Ainsi, on peut se sentir submergé de possibilités au début (même si des cartes de départ nous guident), alors qu’on est vite propulsé dans un sentier plus étroit (mais jamais étriqué). Les assistants que vous avez déjà recrutés exigent de vous que vous fassiez plus attention aux commandes que vous récupérez, car les elfes facilitent l’accès à certaines ressources. Il existe bien certaines options, comme l’achat ou la bouture de dés, les scies les coupant, mais la flexibilité a un prix que vous devrez payer. Choisissez votre poison et crachez les myrtilles, autrement vous n’aurez que vos yeux pour pleurer.

 

Dernier parti-pris, et non des moindres : les elfes de Woodcraft font du marketing. Tous les tours, il y aura la possibilité de convertir des myrtilles en points de victoire, et ce de façon ni linéaire, ni négligeable. Vous croyez vraiment que vous faisiez des jouets pour les beaux yeux du père Noël ? Déso pas déso, mais le capitalisme et la loi de la concurrence ont gagné la forêt : maintenant, c’est une économie de marché, on est des requins de la finance, ici. Je ne sais pas trop quoi penser de ce mécanisme-là, qui semble être là surtout pour nous donner un axe de scoring et donc de jeu différent, vidant une ressource autre que les dés ; cela semble surtout artificiel, alors que le reste du jeu a un univers ludo-narratif (plus ou moins) cohérent.

 

Vous noterez que je n’ai pas du tout parlé des illustrations, et si c’est le cas, c’est que j’ai regardé les elfes dans les yeux et qu’ils ont aspiré mon âme. Le plateau et les éléments font le job sans ravir le regard, mais les elfes, eux, sont proprement terrifiants. Ne vous laissez pas intimider ni par la couverture, ni par les elfes sous acide, ni par l’apparence de trop que peut donner le jeu une fois installé : on sait quoi faire, assez vite. On note aussi que Delicious Games ne fait jamais dans la fanfreluche : point de plateau double-épaisseur cossu, un grammage de carte léger, une boîte sans thermoformage ni cale ni impression intérieure : il n’y a que le jeu qui fait le boulot. L’expérience utilisateur n’en est pas pour autant mauvaise. Est-ce que finalement, c’est ça, la sobriété écolo-ludique ?

 

Raison d’hêtre

On pourrait reprocher à Woodcraft ses particularités, comme son entraînement fort ou sa rigidité, mais ce serait lui ôter sa raison d’être, ce qui le fait briller : au final, ce qui satisfait, le fun du jeu, est de placer les joueurs en tension, en équilibre entre plusieurs pôles, tout en les propulsant dans une course en avant.

Woodcraft a, dans son moteur, dans sa gestion, des aspects frustrants, surtout si l’on rate sa partie : il ne pardonne pas. De la même façon, il est aisé de se dire que le jeu n’est qu’entraînement et suivi d’un strict chemin taillé pour nous. Cependant, à mesure qu’on apprivoise les us et coutumes des elfes ébénistes, on s’aperçoit que Woodcraft est une dense forêt : certes, un sentier pourrait nous guider, mais l’exploration des taillis peut également nous mener à des endroits ludiques insoupçonnés.

LUDOVOX est un site indépendant !

Vous pouvez nous soutenir en faisant un don sur :

Et également en cliquant sur le lien de nos partenaires pour faire vos achats :

acheter woodcraft sur espritjeu

6 Commentaires

  1. LePionfesseur 20/10/2022
    Répondre

    Ca claque une ref à MC Circulaire comme ça en plein milieu d’un jeu si innocent x)

    • Umberling 20/10/2022
      Répondre

      Les elfes en ont trop vu.

    • morlockbob 20/10/2022
      Répondre

      oh bon sang, le pionfesseur  ressort les vieux dossiers !!

  2. morlockbob 20/10/2022
    Répondre

    Quelle belle conclusion

  3. Garfield 20/10/2022
    Répondre

    Merci pour ce joli article.
    Quelqu’un sait-il si une VF est envisagée à plus ou moins pas trop long terme ?

Laisser un commentaire