Twilight Struggle – Tug of Cold War
En 2005, GMT Games publiait pour la première fois Twilight Struggle de Ananda Gupta et Jason Matthews qui, depuis, a connu plusieurs rééditions et réimpressions (dont une version Deluxe, une version Collector et une application Steam) et s’est affirmé comme l’un des wargames les plus appréciés par les joueurs du monde entier – en tout cas, si l’on se fie au classement de Boardgamegeek.
L’histoire que nous raconte Twilight Struggle est celle d’une guerre toute particulière, que le monde a traversée pendant plus de quarante ans. À la sortie de la Seconde Guerre Mondiale durant laquelle entre soixante et quatre-vingt millions d’êtres humains ont perdu la vie, un nouveau conflit, entre l’Union Soviétique et les États-Unis se dessine : les pays de l’Axe ont été vaincus et leur alliance n’a plus lieu d’être.
Mais, contrairement aux guerres précédentes, cette nouvelle guerre ne sera pas tant marquée par des conflits militaires entre l’URSS et les USA que par des tensions politiques, diplomatiques et économiques. Ces deux superpuissances vont s’affronter dans un jeu d’influence sur l’échiquier planétaire qui menacera, à plusieurs reprises, de se transformer dans un conflit nucléaire au cours duquel l’humanité entière risquerait de s’éteindre.
Ces quarante-cinq ans de tir à la corde et la présence de la menace atomique sont ce que Twilight Struggle, jeu de guerre historique pour deux joueurs, met en scène à un niveau de grande stratégie. Chaque partie aura une durée maximale de dix manches durant lesquelles chaque joueur utilisera des cartes de sa main pour effectuer des actions ou réaliser des événements. Twilight Struggle est un effet un jeu piloté par des cartes (card driven) à usage multiple.
Jeux de hasard et d’influence
Chaque manche de Twilight Struggle commence par un événement joué secrètement par les joueurs. Lorsque les événements sont résolus, chaque joueur choisit une carte et la joue à son tour, pour ses points d’opération et/ou pour son événement. En fonction de la progression de la guerre froide, les joueurs joueront ainsi entre six et sept cartes par manche, voire huit si l’un des joueurs atteint la dernière case de la Course à l’Espace.
On peut utiliser les points d’opération de chaque carte pour ajouter de l’influence dans un ou plusieurs États, tenter de réduire l’influence ennemie, faire un coup d’État ou encore essayer de progresser dans la course à l’espace. L’ajout d’influence est conditionné à la présence dans le pays concerné ou dans un pays adjacent. En revanche, c’est le résultat du lancer de dé qui décide de la réussite de la diminution de l’influence ennemie (jets de réalignement), d’un coup d’État ou de l’avancement dans la course à l’espace.
Pourquoi s’inquiéterait-on autant de l’influence d’une superpuissance dans un État ? Parce que des cartes Décompte de chaque région géo-politique obligeront les joueurs à regarder qui contrôle le plus d’États. En fonction de la Présence, de la Domination ou du Contrôle, chaque joueur gagnera un nombre plus ou moins important de points. Si, au cours d’un Décompte, un joueur atteint 20 points ou parvient à contrôler l’Europe, il remporte subitement la partie.
Histoire à double tranchant
Twilight Struggle serait un jeu relativement prévisible s’il suffisait de payer des points d’ops pour gagner ou retirer de l’influence. La réalité est toute autre. Les huit – voire neuf – cartes dont se compose la main d’un joueur comportent des événements qui peuvent être neutres, associés à sa superpuissance ou à la superpuissance adverse. Si la carte est neutre ou de sa couleur, on peut la jouer soit pour son Événement soit pour ses points. La carte Peur Rouge / Purge qui est neutre peut ainsi être jouée pour ses quatre points ou pour son événement.
En revanche, si l’Événement est associé à votre adversaire, celui-ci se produira – le plus souvent en votre défaveur – avant ou après l’utilisation des points de la carte. Twilight Struggle vous apprendra donc à faire des concessions. Le cas échéant, vous pourrez rattraper les dégâts causés par l’événement avec les points d’opération ou vous devrez choisir le moindre entre deux maux : par exemple, si l’on n’a pas encore décompté l’Europe, il vaut mieux concéder à l’URSS le contrôle de la Roumanie (Abdication en Roumanie), que lui permettre de retirer deux points d’influence américaine en France et d’en ajouter un (De Gaulle gouverne la France).
D’autre part, en fonction de l’effet de l’événement, vous aurez intérêt à jouer la carte au début ou à la fin de la manche : s’il ne lui reste plus qu’une ou deux cartes de faible importance, le joueur URSS pourra donner un point d’ops et montrer sa main au joueur USA (Création de la CIA) sans craindre des rétorsions trop importantes. De même, si le Décompte au Moyen-Orient vient d’être joué, alors le joueur USA pourra alors retirer la moitié de ses points en Égypte et en faire gagner deux à l’URSS (Nasser).
Enfin, une fois par manche, vous aurez la possibilité de défausser une carte sans jouer son événement pour participer à la Course à l’Espace. Lorsqu’on a une main particulièrement mauvaise, la course peut aider à ne pas trop s’enfoncer, en attendant de meilleurs jours. Mais il faut veiller à ne pas avancer trop vite : plus vous avancez, plus puissante devra être la carte que vous défaussez et moins il vous restera de cases. On peut avoir envie de se précipiter pour gagner certains bonus, mais il ne faut pas oublier que chaque carte jouée pour la Course ne l’est pas pour ses points d’opération – autrement dit, vous pouvez perdre un tour.
Menace nucléaire croissante
Si l’on découvre Twilight Struggle, on aura tendance à sous-estimer l’importance de la piste DEFCON et des coups d’État qui la font baisser dangereusement. Le niveau de DEFCON (DEFense readiness CONdition) représente le niveau d’alerte et de préparation de l’armée américaine. Il baisse chaque fois qu’un joueur fait un coup d’État dans un pays « sensible », c’est-à-dire un pays qui, par son importance régionale, stratégique ou économique, concentre les tensions de la guerre froide. Petit détail non négligeable, le contrôle des pays sensibles permet de dominer voire de contrôler une région lors d’un décompte et rapporte des points supplémentaires.
Le premier réflexe que l’on peut avoir quand on a une carte de Décompte en main est ainsi de placer le plus d’influence possible dans la région concernée – en se faisant démasquer par son adversaire. En réalité, le coup d’État est une piste à ne pas négliger, tout le long du jeu, mais surtout en début de guerre. En effet, s’il réussit, il vous permettra de retirer l’influence ennemie voire d’ajouter la vôtre et, si vous avez de la chance, de prendre le contrôle d’un État.
Avec une bonne carte et un peu de chance, un coup d’État en Italie, par exemple, a de bonnes chances de réussir et, comme le niveau de DefCon descend à 4, votre adversaire ne pourra plus faire de coup ou de réalignement en Europe durant les tours suivants. Cela peut contribuer grandement à une victoire par le Contrôle de l’Europe en début de partie, surtout pour le joueur soviétique qui peut profiter d’événements forts tels que Comecon et les Gouvernements Socialistes. D’ailleurs, si les astres sont bien alignés et que l’URSS fait un bon usage de la Carte Chine, il est tout à fait possible qu’il remporte la partie après seulement quelques manches.
En Milieu de Guerre, si la carte Décolonisation a déjà été jouée, le joueur américain pourra bénéficier sans trop de difficultés d’un coup d’État en Angola, au Zaïre ou au Nigeria, pour s’étendre en Afrique et ne pas laisser le joueur soviétique grappiller de précieux points de victoire. De la même façon, si le joueur américain s’est éparpillé un peu trop en Amérique Centrale ou en Amérique du Sud grâce à la Fondation de l’OEA ou à la Restitution du Canal de Panama, le soviétique aura tout intérêt à faire des coups au Venezuela, en Argentine ou au Panama pour profiter de ces précieux décomptes.
Envie du missile ?
Au fur et à mesure de ma découverte et de mon apprentissage de Twilight Struggle, j’ai réalisé que le DefCon contenait une dimension stratégique supplémentaire. À moins de décider de concéder la partie à son adversaire par un « suicide par DefCon », c’est-à-dire en déclenchant une guerre nucléaire, il me semblait peu probable qu’une partie puisse prendre fin de cette façon. Mais l’articulation entre certaines cartes et les règles du jeu en font une possibilité tout à fait plausible et, parmi les stratégies que l’on peut adopter lorsque le DefCon est bas, il peut y avoir celle de piéger son adversaire.
En effet, lorsque vous permettez à votre adversaire de jouer un événement, vous êtes responsable des actions qu’il entreprend, dans la mesure où l’on considère qu’il les fait avec vos moyens. Ainsi, si un événement accorde des points d’opération à votre adversaire et que celui-ci les utilise pour faire un coup d’État dans un pays sensible pendant que le DefCon est à deux, on considère que, par votre choix, vous lui avez donné les moyens de provoquer une guerre nucléaire et vous perdrez la partie. Bref, Twilight Struggle ajoute des coups bas à la tension diplomatique permanente. Autant dire qu’il y a des risques que ça se gâte !
Il arrive aussi que, de façon maladroite, on provoque la guerre thermonucléaire alors même qu’on pense jouer une carte qui nous procurera un avantage. Je vais illustrer cela par un exemple tiré d’une partie que j’ai jouée. Nous sommes au début de la cinquième manche : le joueur américain joue la Crise des Missiles de Cuba qui baisse le DefCon à 2 et empêche l’adversaire de faire des coups d’État, sauf à sacrifier de l’influence. Le joueur soviétique joue Envie du Missile qui a pour effet d’obliger l’adversaire à vous donner sa carte la plus puissante.
Pour la petite histoire, cette carte fait référence à la critique féministe d’Helen Caldicott qui voyait dans la guerre froide une lutte d’égos masculins. Dans ma partie, elle a forcé le joueur américain à céder Nous vous enterrerons ! au soviétique qui a dû la jouer pour son événement. Le niveau DefCon diminuant de 1, le joueur soviétique a déclenché la guerre nucléaire et perdu la partie en jouant Envie du Missile, sans s’y attendre. En bref, les Soviétiques se sont emballés.
Mettre fin à la guerre froide
Mon expérience, après une bonne dizaine de parties, c’est que, plus une partie dure, plus il est difficile pour l’URSS de résister face à l’offensive états-unienne. Avec les décomptes qui entrent en jeu au Milieu de Guerre et les décomptes de Début de Guerre qui reviennent régulièrement, il est difficile pour le joueur soviétique d’être présent partout et de contre-carrer le placement d’influence du joueur américain. Il m’est souvent arrivé qu’entre les tours 7 et 9, la partie prenne fin à la faveur des USA.
Le deck de cartes de Fin de Guerre semblent ainsi avoir une double fonction : d’un côté, si un joueur a beaucoup d’avance sur l’autre, elles seront suffisamment puissantes pour qu’il puisse mettre fin à la partie ; de l’autre côté, si la situation est suffisamment équilibrée, certains événements aideront les joueurs à rattraper leur retard voire à renverser la situation. Ainsi, Abattez ce mur permettra au joueur américain de tenter de prendre le contrôle de l’Allemagne de l’Est et, chose rare à partir de la huitième manche, de faire un coup d’État ou des jets de réalignement en Europe.
De même, avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en URSS (Le réformateur), le joueur soviétique pourra tenter de prendre le contrôle de l’Europe en plaçant jusqu’à six points d’influence. Dans un cas comme dans l’autre, ces cartes sont particulièrement puissantes à l’approche d’un Décompte en Europe et peuvent permettre à un joueur de remporter la partie de façon prématurée en contrôlant tous les pays sensibles et la majorité de tous les pays en Europe.
Si vous avez suffisamment d’avance sur votre adversaire, vous pourrez jouer Wargames pour son événement et mettre fin à la partie en concédant 6 points de victoire. Cette carte, inspirée du film Wargames (1983), résume la politique « de la corde raide » menée par les deux super-puissances consistant, d’un côté, à alimenter les tensions et à se tenir prêt à réagir en cas de guerre nucléaire, et, de l’autre, à éviter le conflit armé à proprement parler. Si vous ne l’avez pas en main, il faudra prévenir son utilisation en gagnant autant de points de victoire que possible ou en relevant le DefCon.
Tirer sur la corde sans la casser
Vous le devinez peut-être, il est difficile en écrivant un seul article après une dizaine de parties d’épuiser les possibilités stratégiques qu’offre ce jeu – et ce Just Played n’en a pas la prétention. Il existe une communauté française et internationale de joueurs passionnés et spécialisés dans Twilight Struggle et, au vu de la profondeur de l’expérience de jeu, on comprend facilement pourquoi. L’articulation entre les différentes possibilités de victoire, les cartes et leurs événements, la mécanique de jeu de cartes, et les différentes pistes, ouvre un grand nombre de possibilités.
Mais pour être capable de voir ces possibilités, d’anticiper le jeu de votre adversaire, et d’élaborer une stratégie qui fonctionne à court, moyen et long terme, il vous faudra plusieurs, voire de nombreuses parties. Bien qu’il s’agisse d’un jeu « expert » présentant beaucoup de détails, Twilight Struggle ne souffre pas de règles excessivement compliquées. En revanche, il vous récompensera à mesure que vous le jouerez et que vous deviendrez familier avec les cartes de Début, Milieu et Fin de Guerre.
Il est vrai que la structure du livret de règles n’est pas toujours intuitive et que la mise en page de la dernière version française n’améliore guère la situation. Le texte de certaines cartes présente quelques ambiguïtés et il sera parfois nécessaire de consulter le forum de Boardgamegeek pour être sûr de l’appliquer correctement. En revanche, les aides de jeu de la VF de Pixie Games et Asynchron aident grandement à fluidifier la partie, surtout lorsqu’on apprend le jeu.
D’un point de vue thématique, Twilight Struggle épouse de près la Guerre Froide avec cette sensation continue de tir à la corde et la tension croissante liée à l’avancement de la partie et à la baisse du DefCon. Le niveau d’abstraction reste toutefois élevé et il faudra par exemple « injecter du sens » a posteriori aux cartes Décompte qui, même si elles respectent l’importance de chaque région géo-politique – semblent sortir de nulle part.
C’est un jeu que je suis heureux d’avoir découvert et dont je ne suis pas près de me lasser. Contrairement aux incitations consuméristes à la découverte de nouveaux jeux, Twilight Struggle récompensera l’approfondissement et l’investissement, si l’on peut dire, sur le long terme : plus on y joue, meilleure est l’expérience qu’on en retire. À noter, enfin, que Jason Matthews a récemment publié une version plus courte et accessible – Twilight Struggle Red Sea – qui se concentre sur les conflits des années soixante-dix en Afrique et au Moyen-Orient.
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morlockbob 10/02/2024
Si dans TS on peut préparer le futur, dans Red Sea tout va très vite, le jeu ne durant que 2 tours, il faut perdre ses habitudes. J’avoue que les parties sont pour le moment un peu brouillonnes, le temps d’assimiler les cartes… mais l’ambiance y est.
El Duderiño 14/02/2024
Je n’ai pas essayé TS Red Sea. J’ai entendu des retours selon lesquels l’aspect stratégique de TS était beaucoup moins présent, cela m’a un peu refroidi. Mais ça m’intéresserait de l’essayer pour me faire mon propre avis.
morlockbob 14/02/2024
on a bien la pression du jeu originel, pour le moment on arrive pas à vaincre les US, qui partent en position de force. J’avoue être dubitatif 5 parties plus tard. A voir si le troisième tour avec les cartes du TS qu’on peut acheter pour un total de points précis bouleverse le jeu.