Tír na nÓg, ça va barder
Avez-vous votre carton d’invitation pour entrer dans l’Autre Monde ? C’est un lieu très convoité par les bardes, vous savez. Si par chance on vous laisse passer, vous avez intérêt à revenir avec une sacrée saga !
Dans Tír na nÓg (les auteurs Isaac Shalev et Jason Slingerland mettent à rude épreuve ma maîtrise des caractères spéciaux du clavier), les joueureuses incarnent des bardes celtiques en compétition pour revenir de leur périple avec la meilleure histoire (ou saga). Voilà pour le décor, nul besoin de trop s’y attarder puisqu’il restera au second plan malgré de beaux efforts d’habillage – soulignons tout de même les illustrations soignées de Marlies Barends (que nous découvrons) et Brigette Indelicato (déjà croisée, sur Champ d’honneur par exemple).
Concrètement, chaque partie se déroule en cinq manches au cours desquelles les joueureuses peuvent rencontrer de nombreux personnages et entités de la tradition celtique – en vrai : drafter des cartes par un système Spyriumesque rarement utilisé.

Un tableau de cartes commun, affichant couleurs et valeurs, sert de marché. Chacun son tour, on place un de nos trois meeples bardes à l’intersection de deux cartes (parfois plus si l’on jouit d’un pouvoir). Se placer est doublement stratégique puisque cela nous permet de récupérer des cartes (on choisit entre celles reliées par notre barde) mais aussi donner des coups de pression aux adversaires. Le jeu repose sur un placement bloquant – sauf si un pouvoir vient l’assouplir.
Je joue rarement en contre-draft habituellement (comme disent les jeunes : flemme), mais ici, Tír na nÓg s’y prête, tant on peut facilement lire le jeu. Il n’y a en effet presque pas d’éléments inconnus ou illisibles : les couleurs et les valeurs de chacun·e sont bien visibles, ainsi que leurs arrières-pensées, via le positionnement des bardes sur la zone centrale. Quant aux objectifs, aucun mystère non plus : ils sont identiques pour tout le monde. Avec toutes ces informations à portée, plus d’excuse pour ne pas tenter de mettre quelques bâtons dans les roues celtes adverses.

Le tour de jeu suit un rythme particulier : on se positionne dans le sens horaire, puis on résout la prise des cartes dans le sens antihoraire — et cela change à chaque manche. Ce détail de règle, mine de rien, renforce encore la logique du contre-draft, sans quoi le jeu serait plus fade. Je vois que Jean-Bryan vise la 8 rouge, il s’y place direct. Mais moi, dernière à me positionner, je serai la première à choisir. Je peux donc le griller. Bref, cet ordre du tour, il faut jouer avec.

Une fois que j’ai la carte en main, je dois en poser une dans mon tableau. Pas forcément celle-là, d’ailleurs (preuve qu’on peut aussi prendre une carte pour l’empêcher d’aller ailleurs). On a une main de 5 cartes (seule information cachée du jeu). Du moins au début, parce qu’elle se réduit manche après manche, à l’instar de la place disponible sur notre tableau, ce qui permet de maintenir une certaine tension.
Chaque carte posée entre dans notre tableau (notre “saga”) dans le but de satisfaire aux objectifs de la partie, appelés ici des “Geis”. Là est le cœur du jeu, l’horizon de votre attention. Trois lignes, trois Geis, autant de contraintes fortes pour marquer un max de points (et des résumés de légendes celtiques au dos pour ceux qui s’ennuient).
La boîte contient quatre objectifs différents possibles par rangée, soit pas mal de combinaisons possibles pour la rejouabilité. Mais le ressenti reste le même : le jeu repose sur des contraintes de placement qui influencent directement notre score final selon comment nous parvenons, plus ou moins bien, à y répondre.

Quelques exemples de Geis : “La valeur ou la couleur de chaque carte jouée sur cette rangée doit correspondre à celle de la carte adjacente sur sa gauche. À la fin, décomptez la carte la plus faible de la rangée et multipliez par 4”, ou encore “Décomptez chaque carte de cette rangée dont la valeur est unique dans sa rangée et sa colonne”, ou “Décomptez la plus longue série de cartes dont les valeurs se suivent dans l’ordre croissant” etc. Vous commencez à percevoir l’aspect puzzly du jeu.

S’ajoute toujours à ces trois objectifs, un dernier, global, de majorité sur les différentes couleurs, pour un dernier bonus non négligeable. Tout le jeu de Tír na nÓg consiste donc à parvenir à récupérer des cartes de sorte à accomplir ces objectifs (parfois contradictoires, pour plus de nœuds au cerveau) tout en tâchant de freiner les adversaires dans leurs desseins similaires. Un puzzle saillant que les plus habitués trouveront peut-être pas assez corsé. On aurait sans doute aimé voir d’autres Geis globaux que les majorités de couleur.
Certaines cartes (une minorité d’entre elles) apportent un petit twist sympathique aux règles : telle carte peut prendre n’importe quelle couleur, telle autre vous autorise un placement de barde sur un emplacement déjà bloqué (limité à une fois par manche), etc. Là aussi, les plus gamers d’entre vous auraient certainement voulu des pouvoirs dans tous les sens. Personnellement, j’apprécie cette forme de simplicité. Elle permet certainement à l’éditeur de toucher un public plus large, mais elle me permet à moi de ne pas me brûler complètement le cerveau, et cela me convient bien.

Le jeu propose un mode solo qui ressemble finalement à une partie à deux. L’IA (Balor, le roi borgne) choisit des cartes, ne construit pas de saga, mais il marque bien des points, selon une valeur indiquée sur chaque carte. Simple, efficace. D’aucuns préfèrent même Tír na nÓg en solo. Personnellement, je préfère quand même d’autres humains avec qui partager la partie et un bol de cacahuètes mais il faut reconnaître que ce mode solo est agréable et bien conçu.
Côté thème et réalisation, la direction artistique attire l’œil. On part sur un thème qui certes n’est qu’habillage, mais la carte du vieux celte est jouée à fond, jusqu’à mettre un guide de prononciation en dos de page des règles, ou des résumés de légende au dos des cartes Geis comme on l’a vu. Des petites attentions qui font mouche, témoignant d’une véritable recherche, même si on reste sur un jeu assez abstrait dans son ADN et que tout cela n’est pas plus intégré que ça dans le jeu, in fine. Le reste de la production est à l’avenant et les composants sont de belle qualité. Bon, la boîte est un peu trop grande, c’est dommage, elle aurait pu être deux fois plus petite. Les textes (rares) sur les cartes, un peu trop petits. Mais des regrets assez mineurs au final de ce côté-là.

Ce qu’on en retient
Tír na nÓg n’est pas un jeu de construction de moteur, ni de combo. Certains ont pu venir chercher ces éléments, et sont repartis la queue entre les jambes. (J’ai envie de vous dire, ne cherchez pas de bœuf dans mon frigo, vous serez déçu). Il s’agit avant tout d’un jeu de draft (et de contre draft !) et de construction de tableaux. Attention, rien de très innovant ici, mais un game design propre, donnant un peu de grain à moudre sans accumuler des couches de règles.
Surtout, la tessiture des configurations est ambitieuse avec un 1-5 annoncé mais on vous déconseille d’y jouer au-delà de trois joueureuses. C’est important, car au-delà la partie se prolonge dans une durée que le jeu ne mérite pas, avec des temps morts qui ne seront pas éclusés – sauf si vous avez une équipe du tonnerre qui n’analyse paralysis jamais.
Enfin, ne vous y trompez pas, si la boîte met beaucoup en avant son thème original, ce dernier se laisse vite oublier en faveur d’un jeu à l’âme nettement plus abstraite.
Au final, si on vient le chercher pour ce qu’il est réellement, Tír na nÓg, s’avère un puzzle tout à fait satisfaisant avec ses objectifs de scoring combinés, où mine de rien, priver vos adversaires d’une carte peut faire toute la différence.
Depuis sa création en juin 2014, Ludovox a à cœur la pertinence et l’intégrité des contenus proposés par une rédaction indépendante et l’établissement d’une charte que vous pouvez retrouver ici. Cet article a été écrit après plusieurs parties avec une copie presse. Si vous aimez notre travail, n’oubliez pas de nous soutenir sur Tipeee.
LUDOVOX est un site indépendant !
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don sur :
Et également en cliquant sur le lien de nos partenaires pour faire vos achats :





