C’est l’histoire d’un jeu qui prend sa source dans l’esprit de son auteur en pleine crise du Covid. Alors dénommé Landing, les démos à distance sur Tabletop Simulator s’organisent auprès des éditeurs, confinement(s) oblige. Le plateau de jeu est encore blanc, les jetons et divers autres éléments ne sont pas faciles à manipuler sur cette petite table sobre au revêtement vert. Le coup de cœur sera finalement trouvé, et c’est Le Scorpion Masqué qui décidera d’en faire son poulain. De réflexions en play testings, le jeu mûrit et fait son chemin.

Trois années plus tard, Sky Team est né de la collaboration franco-canadienne entre son éditeur et son auteur, Luc Rémond (Splito, Farm & Furious). La maison d’édition canadienne a pour sa stratégie de ne sortir que quelques titres par an, mais soignés autant sur le fond que sur la forme (Decrypto, Zombie Kidz Evolution). Cette approche a déjà porté ses fruits, avec notamment un As d’Or pour Flashback Zombie Kids. L’avenir nous dira ce qu’il réserve pour Sky Team, mais en attendant, laissez moi vous parler de ce qu’il a dans le ventre, ou plutôt dans le moteur !

Sky Team, c’est avant tout un format atypique. Il s’agit d’un jeu coopératif exclusivement pour deux joueurs. Même après une avalanche ininterrompue de titres depuis de nombreuses années, il n’y a pas foule dans cette catégorie. En fouillant bien, on peut y trouver : Codenames : Duo (2017), Le Renard des Bois Duo (2020), Roméo & Juliette (2020), La Marche du Crabe (2020), plus récemment Complices (2022) ou encore Focus (2023), ainsi que quelques autres titres moins connus ou disparus des radars.

Dans Sky Team, vous incarnez le pilote et le copilote d’un avion de ligne et serez chargés de faire atterrir votre appareil sans encombre, en affrontant des conditions plus ou moins difficiles selon le scénario choisi. Car oui, plusieurs scénarios sont proposés et il y en a beaucoup : pas moins de 21 au compteur. On y reviendra plus loin dans l’article.

Signées Eric Hibbeler (Le Secret de mon Père) et Adrien Rives (Ancient Knowledge), les illustrations sont de qualité, et rendent le jeu bien lisible. J’ai été séduit dès le premier contact avec la boite, les livrets de règles, et divers autres éléments. J’aurais même aimé en avoir plus, mais un effort particulier a été porté sur la lisibilité et l’ergonomie. Une overdose de déco aurait peut-être gâché la fête. En parlant de règles, celles-ci sont sans ambiguïté du début à la fin, fournies d’exemples et d’illustrations. En tant que joueurs désireux de prendre du plaisir sans devoir galérer, on ne demande que ça. Après la lecture, on joue et on ne réouvre presque plus le livret.

Starters, check ! Radars, check ! Altimètre, check ! Café… Check !

Une fois le jeu installé en 3 minutes, votre avion va descendre progressivement en altitude. Pour gagner, il faudra avoir rempli une checklist au moment de toucher le sol. Celle-ci est longue : maîtriser l’axe de l’avion, la poussée des réacteurs, gérer le trafic aérien par radio, sortir les trains d’atterrissage, les volets, freiner… Dit comme cela, cela peut paraître laborieux, mais le principe est assez simple : tout le jeu se gère avec du placement de dés associé à une communication restreinte.

Entre vous deux sera placé le plateau principal représentant le tableau de bord de votre cockpit, parsemé d’emplacements prévus pour vos dés, ceux-là même qui vont servir à remplir la checklist en question. Le plateau de triple épaisseur permet une bonne manipulation des dés, ainsi que des deux languettes ou « pistes » qui glisseront dessous sans problème.

Avant de lancer les dés et de passer à l’action, vous aurez le droit d’élaborer toutes les stratégies que vous désirerez, sans jamais parler de dés ni de valeur. Ensuite, c’est le silence, plus le droit de communiquer !

Vous serez chacun munis d’un paravent et vous lancerez secrètement votre main de 4 dés. Ensuite, tour à tour, vous placerez un de vos dés sur un des emplacements, agissant sur un des paramètres cités plus haut, remplissant ainsi peu à peu la checklist.

L’axe et la poussée des réacteurs sont les seuls dés à placer obligatoirement chaque tour et aussi ceux où la coordination doit être la plus forte.

Une fois tous les dés placés, on les récupère, on avance d’un cran de plus vers la piste d’atterrissage, on discute, puis on relance. Les tours s’enchaînent avec fluidité, presque sans maintenance, si bien que la partie ne dépassera pas 20 minutes.

J’ai le manche en main, je fais quoi maintenant ?

Lors de la partie de découverte, les premiers tours de jeu peuvent déstabiliser, car on ne sait pas trop quoi faire. À vrai dire, on se demande surtout comment le coéquipier va bien pouvoir comprendre quel dé on aimerait qu’il place à tel ou tel emplacement, sans pouvoir communiquer d’aucune façon.

C’est ici que la magie opère. Avez-vous déjà expérimenté The Crew ? Si oui, il y a un peu de cet esprit de communication par le jeu, avec une charge mentale tout de même un peu moindre. L’origine de ce type de communication vient des jeux de table classiques tels que la Belotte avec ses appels. À travers le placement d’une carte, le coéquipier doit comprendre le message passé. Ici, c’est exactement la même chose avec des dés et la formule fonctionne parfaitement.

Si le premier dé placé de mon coéquipier est un 6, et qu’il le met sur l’axe de l’avion, cela veut sans doute dire quelque chose. Ce geste est dangereux, il n’a peut-être obtenu que des fortes valeurs, ou bien il garde ses petites valeurs pour quelque chose d’important… Les possibilités sont très nombreuses. Le jeu gagne donc à être joué avec un coéquipier régulier, car vous construirez ensemble une certaine logique.

Le scénario de découverte vous laisse prendre vos marques et comprendre les erreurs à éviter, ainsi que les passages délicats et importants. Il arrive que l’on fasse des erreurs, mais le jeu n’est pas impitoyable, du moins au début. Si vous agissez avec suffisamment de prudence, vous pourrez mettre de côté des relances, ou des ajustements (+1/-1). Ces moyens de contrôle sont occasionnels, mais il y en a juste ce qu’il faut.

Le dernier tour, l’atterrissage. Plus vous aurez capitalisé sur les freins, plus vous aurez de marge de manœuvre pour placer vos dés sur les réacteurs. Si c’est trop, on dépasse la piste.

Le jeu s’adresse parfaitement à un public initié et aussi expert. Il est suffisamment épuré et fluide pour être accessible à un public familial, mais on est à la limite. Il faudra trouver une motivation supplémentaire pour s’y mettre, comme par exemple le thème, aimer jouer avec réflexion, avec retenue et ne pas être freiné par la communication restreinte.

Hélas, accepter de jouer en silence et de communiquer à travers le placement de dés est le passage délicat, le triangle des Bermudes. Certains joueurs pourraient passer à côté, jugeant qu’il faut obtenir les bons scores aux dés pour gagner. D’après mon expérience et les témoignages que j’ai pu recueillir, je peux confirmer que ce n’est pas le cas et Il faut passer ce cap, vaincre cet a priori, afin de pouvoir explorer la profondeur du jeu et y prendre du plaisir.

De quoi naviguer des heures

Outre la justesse du gameplay finement dosé, la richesse des variantes et la longévité offerts par les 21 scénarios à difficulté croissante sont le deuxième gros point fort du jeu.

Un travail de recherche particulier a été mené autour de la thématique. Pour la petite histoire, de nombreux entretiens réalisés entre l’auteur et des pilotes ou anciens pilotes de ligne ont permis de faire naître bien des idées concernant les contraintes du métier et les dangers associés aux différents aéroports. Éviter les montagnes pour atterrir à Toncontin, freiner « avec swag » sur la glace à Keflavík … Les nombreux scénarios découlent de la transmission de ce vécu et de sa transcription sur le gameplay.

La perte de Kérosène : à prendre très au sérieux…

Pour être honnête, tout cela aurait pu tomber à plat. En voulant trop appliquer une thématique, le danger d’alourdir le jeu, sacrifiant ainsi le plaisir de jouer, n’est jamais bien loin. C’est sur ce point que je trouve que le jeu excelle : chaque élément thématique ajouté dans le jeu est associé à une mécanique qui crée autant de renouvellement du gameplay que de satisfaction à être maîtrisée.

Par exemple, le module du stagiaire, imposé par certains scénarios, vous contraindra à troquer quelques-unes de vos actions contre une liste préétablie de valeurs de dés. Il faudra dépenser tous les jetons stagiaires avant l’atterrissage afin que le petit bleu ait touché à un peu tout. On comprend le principe, il est amusant bien que contraignant.

Kevin, le stagiaire, devra prendre un peu les commandes. Zen !

Le module vent fort poussera votre avion un peu trop vers l’avant, menaçant de vous faire rater la piste d’atterrissage. Pour atténuer son effet graduellement sur la partie, il faudra habilement désaxer votre avion pour ne pas arriver dos au vent à l’aéroport. 

Certains scénarios vous permettent de choisir une ou deux compétences, sans lesquelles vous aurez bien du mal à marquer l’essai.

Ceux-ci sont quelques exemples, mais il y en a suffisamment pour renouveler le gameplay et prolonger l’expérience de jeu pour un bon moment. Et pour couronner le tout, l’envie de rejouer est présente à peine la partie terminée. À l’heure où je vous écris, aucun des scénarios ne doit me résister, je voudrais tous les réussir, mais ce n’est pas encore le cas, loin de là.

Capitaine au rapport

L’aéronautique, le pilotage, ce n’est pas mon truc, ou plutôt, cela ne m’a jamais fait rêver. Et pourtant, à travers une collection de bonnes idées de gameplay bien dosées, Sky Team a réussi à m’accrocher tout le long. Le thème étant bien représenté à travers son gameplay et ses nombreux scénarios, l’immersion est immédiate. Cependant, nulle nécessité d’aimer le thème pour aimer le jeu : il faut avant tout aimer coopérer !

Rien n’est laissé au hasard, autant sur l’édition (livret de règles sans accroc, illustrations, matériel) que sur le game design, qui n’en fait jamais trop, ni trop peu. Les règles sont assimilées en 10 minutes, pas de petites exceptions en tous genre, on se concentre uniquement sur le placement de dés, la partie se joue en 20 minutes. Le public ciblé est plutôt initié. Les joueurs experts seront auront largement de quoi satisfaire leur appétit avec les défis proposant une plus grande difficulté.   

On aime analyser, comprendre l’origine de nos défaites. On aime encore plus arpenter la courbe d’apprentissage, maîtriser le jeu et savourer des victoires sur des scénarios toujours plus difficiles. Et parmi tout cela, on oublie l’aléatoire, probablement car l’effet du hasard est savamment compensé par l’impact des décisions. Perdre à Sky Team, c’est perdre à cause de mauvais choix ou par manque de communication.

En revanche, certains joueurs(ses) peuvent ne pas être la cible. Il faut aimer l’aspect casse-tête. On ne joue pas à la légère le temps d’un apéro. Il faut décoder les messages de son coéquipier dans son placement de dés. On joue en forte cohésion, mais sans se parler pendant l’action.

J’ai pu essayer pour la première fois ce jeu au festival du Flip de Parthenay en 2022, avec notre chère Natosaurus. Je suis personnellement admiratif du travail accompli par l’auteur et l’éditeur depuis sa création. J’aimerais voir plus de projets aboutis et mûris comme celui-ci, moins de jeux conçus à la va-vite et essaimés sur le marché en espérant que cela prenne. On voit que cela fonctionne, c’est cela qu’on aime quand on est passionné(e).

Sky Team est pour moi une des plus grandes découvertes de 2023 : un travail de fond important, un gameplay original, épuré, satisfaisant. Pour en revenir à mon introduction, nul doute que ce titre aura sa place parmi les jeux de l’année. Dans tous les cas, à partir du 20 octobre, il marquera certainement les esprits de ceux qui croiseront son chemin.

Liens

• Pour un premier aperçu du jeu, vous pouvez essayer Sky Team sur la plateforme BGA (disponible en version beta pour l’instant).

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