Shamans – Le parfait équilibre
En ce début d’année 2021, Cédrick Chaboussit, bien connu pour son jeu Lewis & Clark initialement édité en 2013 et réédité l’an dernier chez Ludonaute, est en plein sur le devant de la scène avec pas moins de trois sorties de jeux signés de son nom. Lost Explorers fraîchement sorti et édité par Ludonaute ; Lueur chez Bombyx qui fait une sortie fracassante avec son univers onirique ainsi que ses ruptures de stock à tout va ; et pour finir bien entendu, notre sujet du jour : Shamans par la toute jeune boite d’édition Studio H, qui commence à faire son trou en matière de jeux de cartes (Oriflamme, Oriflamme : Embrasement, Hagakure…).
À l’illustration, nous retrouvons avec plaisir la talentueuse Maud Chalmel (Siggil, Oliver Twist, Attrape Rêves….) qui nous offre un travail inspiré des artistes Hari & Deepti tout en l’adaptant à son interprétation du chamanisme.
Shamans annonce des parties de 3 à 5 shamans pour une durée de 40 minutes qui au final dépasse rarement les 30 minutes.
L’ombre menaçante
Le jeu se présente comme un jeu de plis à rôles cachés : deux mécaniques qui ont prouvé à plus d’une reprise qu’elles fonctionnaient très bien mais avec Shaman c’est sans doute la première fois que nous les voyons rassemblées sous le même drapeau. Attention, annonçons-le tout de suite, Shamans est avant tout un jeu à rôles cachés qui s’appuie sur le concept des jeux de plis sans réellement en être un. Son auteur ne le cache pas en disant que sa création a été inspirée par ses nombreuses parties de Time Bomb ou de Résistance.
Une partie se déroule en plusieurs manches au cours desquelles les participants vont se retrouver secrètement répartis en deux camps : les Shamans d’un côté, les Ombres de l’autre. Bien que des équipes soient formées, il n’y aura qu’un seul gagnant à la fin. Dès qu’au moins un joueur possède 8 points de victoire ou plus, on termine la manche en cours puis la partie s’arrête. Celui qui aura alors cumulé le plus de points de victoire gagne la partie.
Les rôles, redistribués à chaque manches, n’ont pas le même objectif au cours de cette dernière. Les Ombres vont devoir faire avancer le pion Ombre sur la piste centrale tandis que les Shamans doivent soit anéantir toutes les Ombres en jeu, soit aller au bout de la manche, composée de neuf plis à 3 et 4 joueurs et de onze à 5 joueurs, sans que les Ombres n’atteignent leur objectif.
À travers ces objectifs communs, on pourrait croire que les équipiers vont s’entraider mais ce serait oublier bien vite le principe de victoire individuel. Un climat de suspicion plane constamment au-dessus de la table, somme toute peu étonnant vu les inspirations citées par l’auteur. Les actions autour de la table vont par moment plus servir des intérêts personnels plutôt que de servir ceux d’une équipe. Cela vient clairement brouiller les pistes.
Plis-toi au jeu
Comme je le mentionnais plus haut, le jeu s’appuie sur le concept des jeux de plis : couleur demandée, couleur jouée. Les fans du genre ne devraient pas être perdus. Sauf qu’ici nous ne sommes jamais obligé de jouer la couleur de Destination, mais si on s’amuse à jouer une autre couleur, on va servir l’objectif des Ombres en faisant avancer le pion sur sa piste… et donc faire porter les soupçons sur notre propre personne.
C’est même la technique principale des Ombres pour faire avancer le pion, jouer des cartes d’une autre couleur ou forcer les autres participants à le faire, afin de brouiller les pistes tout en servant leurs propres intérêts.
Pour continuer dans les principes du jeu de plis, une fois que tous les joueurs et joueuses ont posé leur carte, on regarde les cartes restantes correspondants au monde de Destination, la couleur demandée.
Celui ayant joué la carte de la plus grande valeur remporte le plis et devient Guide (1er joueur) pour le tour suivant.
Vient s’ajouter à cela un gain pour le joueur ayant joué la plus petite carte : celui-ci peut récupérer un jeton Artefact sur le plateau central. Ces jetons offrent divers pouvoirs permettant d’influer sur la suite de la manche. C’est un autre élément très important dans Shamans. Car posséder des jetons Artefacts, c’est pouvoir influer sur le déroulement futur de la manche.
La relation avec les jeux de plis s’arrête à peu près là. Pour le moment, “rien de sorcier” vous me direz. Mais le jeu, en plus de son système de rôles cachés qu’il ne faut pas oublier, peut être interrompu par une multitude de pouvoirs. Que ce soit par l’activation d’un jeton Artefact ou par la complétion d’un monde activant son Rituel associé. Ces différentes interruptions donnent un tour de jeu un peu moins léger qu’il n’y parait en cassant le rythme du jeu de plis où traditionnellement vous jouez simplement une carte à tour de rôle.
Un tour de jeu va alors se traduire de la façon suivante : Les participant·e·s dévoilent leurs cartes à tour de rôle, si une carte d’une autre couleur est dévoilée on l’ajoute au monde de cette couleur et on avance le jeton Ombre. Si c’était la dernière carte de ce monde (6ème carte à 3 et 4 joueurs, 8ème à 5 joueurs), activation du Rituel associé. On continue ainsi jusqu’à ce que tout le monde ait joué une carte. À la fin du tour, le joueur ayant joué la plus petite carte de la couleur demandée récupère un jeton Artefact. Celui dont la carte est la plus élevée ajoute les cartes au monde de destination, si celui-ci est complété il active son Rituel. Si non, il relance tout de suite un tour de jeu en choisissant une carte de sa main. À tout cela peut s’ajouter l’activation d’un jeton Artefact par un joueur, l’élimination d’un·e participant·e ou encore la multiplication des effets précédemment cités.
Avec ce petit résumé on se rend vite compte qu’on perd en clarté et en rythme, en tout cas cela demande à chacun·e autour de la table d’être méthodique dans la résolution des interactions. Si vous êtes amateurs de jeux de société, cela devrait bien se passer après quelques tours de jeu. Mais si vous êtes plutôt du genre joueur occasionnel, je vous recommande d’avoir les règles de jeu à portée de main pour bien vérifier l’ordre de résolution des actions car le cumul de ces dernières peut faire perdre le fil.
Tout est question d’équilibre
Tous ces différents pouvoirs qui s’activent durant la partie rendent le jeu plutôt opportuniste si on part tête baissé dans la quête aux points de victoire. Lors de nos premières parties on s’est même interrogé sur le manque de contrôle que l’on a sur le jeu. Mais, en fait, Shamans demande beaucoup plus de finesse qu’il n’y paraît de prime abord. Les protagonistes devront essayer de faire tenir cet équilibre très précaire entre l’Ombre et la Lumière, entre servir leurs propres intérêts ou ceux du groupe. Il faudra accepter de perdre une manche pour desservir les autres joueurs, voire parfois éliminer des membres de sa propre équipe au risque de perdre la manche. Laisser la main à un autre pour récupérer un jeton Artefact et faire peser une menace, garder une carte d’une certaine couleur en main afin de compléter un monde et de profiter de son Rituel…
Tout cela est plutôt contre-intuitif au début, encore plus si vous avez l’habitude de jouer à un jeu de plis qui consiste, en général, à remporter ces derniers. Ici il faudra jongler autour des plis plutôt que de chercher à absolument contrôler le jeu. On peut dire que Shamans demande aux joueurs de se calibrer sur un tempo bien particulier.
Oui, Shamans s’amuse à bousculer les habitudes. Les jeux de plis font en général échos aux probabilités, ici les pouvoirs viennent créer un chaos beaucoup trop grand pour que l’on puisse compter sur ces dernières.
Les jeux à rôles cachés s’appuient sur le bluff, ici il va falloir que certaines personnes autour de la table se dévoilent pour servir de pilier à leur coéquipiers s’ils veulent remporter la manche.
Tout de même, deux pouvoirs nous sont apparus comme étranges et plutôt injustes lors de nos différentes parties. N’avons-nous pas su les utiliser à bon escient, c’est possible, mais laissez-moi quand même m’expliquer et n’hésitez pas à me faire vos retours en commentaires !
– Le premier est celui du jeton artefact “Masque de Vérité”, en deux exemplaires dans le jeu. Il oblige le joueur qui le récupère à dévoiler son rôle. Je comprends les différentes possibilités qu’il peut apporter : le récupérer pour s’innocenter lorsqu’on est Shaman, mettre un peu de tension lors de la pioche d’un jeton face caché, bloquer un emplacement d’artefact face visible… Mais même avec cela, il m’apparait comme un ajout dispensable. Avec ce jeu à rôles cachés qui demande une certaine gestion de tempo, devoir dévoiler son rôle par “malchance” me semble très injuste. Ce « Masque de Vérité » me donne l’impression de casser le principe de suspicions qui pèse normalement sur le jeu, mais possible que mes quelques parties ne m’aient pas encore permis de comprendre toutes les subtilités qu’il peut apporter.
– Le second est le Rituel du Monde Jaune, le “Rituel de Permutation”. Les rituels s’activent généralement assez tard dans la partie et trop de fois des joueurs de camps opposés se sont retrouvés à permuter leurs rôles dans les deux derniers tours de jeu au grand désarrois de la “victime” de cet échange qui se fait voler la victoire sous le nez… Avoir réussi à tenir toute la partie à garder l’équilibre pour finalement se faire arracher la victoire des mains sans rien pouvoir y faire, ça a de quoi vous dégoûter du jeu (histoire vécue avec un de mes partenaires de jeu qui risque de brûler une boutique de jeu si il voit la boite en vitrine).
L’appel des forces Mystiques
J’ai envie d’aimer ce jeu. Sa proposition est osée et son graphisme est divin. Mais pour le moment je n’ai pas eu la configuration de joueurs qui s’adaptent à lui.
Destiné aux ludistes accomplis plutôt qu’aux plus occasionnels qu’il risque de malmener, Shamans ne peut pas être joué par-dessus la jambe ou sur un coin de table, contrairement à ce qu’on pourrait croire.
Mais si vous arrivez à entrevoir la finesse et le potentiel de contrôle que ce jeu vous propose alors c’est tout un monde qui s’ouvrira à vous, faisant peser sur la table ce puissant climat de suspicion.
Shamans, en combinant deux mécaniques rebattues (jeu de plis / rôles cachés), souffle un vent de fraîcheur sur le paysage ludique mais vous demandera de l’apprivoiser pour en délecter toutes les richesses.
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-Nem- 23/04/2021
Chouette article, je partage tes impressions globalement.
Perso le jeton « masque de vérité » ne m’a pas posé plus de souci que ça. Par contre le jeton qui fait échanger son rôle me semble générateur de (mauvaise) frustration. Ça rajoute du chaos à un jeu qui pour moi manque un peu de contrôle (mais pas de subtilité comme tu l’as dit).
J’ai été un peu gêné par les couleurs sinon. Pour un jeu de pli avec des familles de couleurs j’aurais aimé quelque chose de plus tranché et plus lisible.
Astien 23/04/2021
Merci pour ton retour :). Il est vrai que je mentionne peux se problème de lisibilité qu’on peut rencontrer avec les cartes. C’est clair qu’il vaut mieux jouer à Shamans dans une pièce lumineuse que dans une cave car il est possible de confondre le gris au marron.
J’avais quand même eu des retours de joueurs daltoniens (je sais qu’il y a des 10ène de variantes de daltonisme, mais j’ai pas une communauté de daltoniens sous la main ;p ) qui m’ont dit ne pas avoir été gêné avec les couleurs un peu trop proche.
fouilloux 23/04/2021
« deux mécaniques qui ont prouvé à plus d’une reprise qu’elles fonctionnaient très bien mais avec Shaman c’est sans doute la première fois que nous les voyons rassemblées sous le même drapeau » => Quelqu’un me faisait remarquer que c’était le cas du tarrot à 5 🙂
morlockbob 23/04/2021
Je n ai pas accroché, mais j aime l’approche de cet auteur qui ose sortir du cadre
MathemW 23/04/2021
Chez nous on a adoré (avec un joueur daltonien qui s’en sort grâce aux symboles). Dans une partie à 5, le changement de rôle ne s’est activé qu’une fois, sans frustration. Mais personnellement il ne me pose pas de problème, c’est juste une composante avec laquelle jouer, et se faire voler son rôle n’est au final pas bien différent de se faire tuer, ça fait partie des possibilités et il faut en être au courant. Mais je peux comprendre que certains n’aiment pas.
Astien 23/04/2021
Effectivement il peut se prévoir, il vaut même garder un oeil dessus. Mais par moment tu te laisse emporter par d’autres points d’attention et ça te tombe dessus alors que tu ne t’y attendais pas. De la frustration, il en faut ! Mais je trouve que ce pouvoir dose mal cette dernière et la fait passer du mauvais côté de la force…stration.
Thomas 24/04/2021
Ahah, mais vous êtes fou : changer de rôle dans le jeu, c’est ce qui donne tout le sel du jeu.
Ça permet à un gentil de jouer avec les méchants (regardez, j’ai pris un masque de vérité, je suis gentil) et d’attendre le dernier moment pour changer.
Ça se détecte assez facilement (mmmh bizarre, le 6 jaune n’est pas joué, il y en a un qui se le garde sous le coude).
Il y a plein de situations où ça se finit en éclat de rire, et on salue le cynisme des joueurs.
Astien 26/04/2021
Tout le sel du jeu, je n’irais pas jusque là, mais oui il en rajoute.
Mais je réitère mon argument : de la frustration, il en faut, mais pour moi ce pouvoir fait tomber cette dernière du mauvais côté.
Après c’est claire que cela dépend de l’investissement de chacun, mais Shamans en demande. Jouer à ce jeu par dessus l’épaule c’est passer à côté du gameplay rempli de finesses, c’est aussi pour cela que je trouve qu’il ne s’adresse pas à tout les publiques.
Thomov Le Poussiéreux 24/04/2021
Chouette article, je partage globalement tes impressions. Je n’ai joué qu’à 5 joueurs, pas tous confirmés, mais Shamans nous a unanimement séduit.
Concernant le changement de rôle, je dois admettre avoir tenté un coup de maître qui m’a réconcilié à jamais avec lui: en fin de partie assez tendue sans que l’on puisse dire quel camp allait l’emporter, alors que je jouais une Ombre, j’ai tué mon partenaire -mettant de ce fait mon camp en mauvaise posture- avant de changer de camp avec la joueuse qui menait au score. Les têtes que tiraient mon ex-partenaire et cette joueuse valaient largement le détour. Une chose a toutefois atténué la frustration ambiante puisqu’elle a tout de même réussit le tour de force de remporter cette manche (et la partie par la suite).
Je ne sais pas si le jeu est aussi riche et agréable à moins de joueurs, mais à 5 c’est vraiment une très belle découverte.