Rencontre avec Dorian François et Les éditions du Silence
Un thème fort, la manifestation, un auteur et éditeur, une boîte hors format, un visuel en négatif qui évoque la lutte. En automne 2023, Dorian François éditait son premier jeu, Le Cortège un jeu basé sur la mécanique de la pichenette, avec un fond stratégique. Nous avions quelques questions à lui poser, qui de la mécanique ou du thème, connaître un peu mieux ce que fait Les éditions du silence, et quels sont ses projets.
Salut Dorian,
Tu viens de publier un jeu dont tu es l’auteur et l’éditeur, Le Cortège, chez Les éditions du silence. Peux-tu te présenter et nous relater l’histoire du jeu ?
Et bien je m’appelle Dorian François et Le Cortège est mon premier jeu de société !
À la base, je suis auteur et photographe et j’ai monté ma structure éditoriale pour publier mes livres en toute indépendance. Dans un mélange de photographie et de littérature, j’ai publié 13 livres, tous traitant de sujets très personnels. Que ce soit des récits intimes de voyages en Asie (“Solitudes”), ou bien l’accompagnement du vieillissement et de la fin de vie de mon grand-père paternel (“Pépé”). L’enjeu en tant qu’auteur est de transmettre et de questionner. En tant qu’éditeur, c’est de réaliser de beaux objets !
Un jour, il y a eu un confinement et puis j’ai délaissé les pellicules noir&blanc pour me tourner vers la terre : j’ai travaillé dans le maraîchage (on va y revenir), dans ma région, autour de Nantes.
Et puis, un autre jour, j’ai délaissé les bottes et le chapeau de paille pour me re-tourner vers mon hobby principal : les meeples et les cubes en bois !
Mais avant d’expliquer comment Le Cortège s’est créé, je vais déjà le présenter.
Le Cortège est un jeu atypique et immersif : c’est un duel de pichenette stratégique sur le thème de la manifestation ! Deux camps s’affrontent : vous incarnez soit le “Contre-Pouvoir”, soit le “Pouvoir” et chaque partie est divisée en deux manches, car vous devrez jouer les deux côtés de cette histoire !
Chaque camp a ses propres palets qui peuvent déclencher des effets, le plateau de jeu est fermé par un rebord sur lequel ils peuvent ricocher et il y a trois jauges de victoire : le Bâtiment et l’Opinion pour le Contre-Pouvoir, l’Interpellation pour le Pouvoir. Une partie dure environ 15 minutes, c’est une sorte de jeu d’ambiance stratégique 🙂
L’histoire c’est quoi ?
Suite à une élection, une partie du peuple est descendue dans la rue et tente d’infiltrer un lieu de pouvoir pour changer les choses. Ce lieu symbolique s’appelle “Le Bâtiment”, dessiné par un petit cercle bleu sur le plateau de jeu. Côté manifestant·e·s, on veut envoyer ses palets rouges à l’intérieur, ce sont les gens du cortège. Si on arrive à en envoyer trois, on gagne la manche !
Du coup, en face, le Pouvoir veut protéger son Bâtiment et interpeller les gens : s’il n’y a plus de palets rouges sur le plateau – plus de manifestant·e·s, donc plus de manif – on gagne. Pour ce faire, on doit envoyer ses palets bleus (la police) sur les rouges : à chaque fois qu’on les touche, on les interpelle et les rouges sont aussitôt retirés du plateau et…c’est là que le jeu commence : avec chaque interpellation, l’Opinion publique monte en faveur des manifestant·e·s ! Il y a 4 crans et si on arrive à 4, c’est le Contre-Pouvoir qui gagne la manche !
Comment arrêter tout le monde sans que l’Opinion bascule, demande le Pouvoir ? Et bien il va falloir envoyer ses Médias (les palets gris) sur le Molotov et le Masque à Gaz (les palets jaunes) afin de ramener l’Opinion à soi et continuer à interpeller…Tout cela en jouant un palet chacun·e son tour.
Le Cortège, c’est donc un jeu stratégique basé sur la gestion de l’opinion publique pour arriver à ses fins. Toute ressemblance avec la réalité est fortuite…
Le thème du Cortège est “engagé” ou porte le public à la réflexion en expérimentant les différents rôles. Quel était ton but dans le choix de ce thème ? La mécanique était-elle secondaire dans le processus de création ?
Tout a commencé lors d’un week-end de formation (organisé par la Maison des Jeux à Nantes, la Sauce Ludique et les Ceméa) sur le thème “le jeu et son message”. Lors d’un atelier de création de prototypes auquel je participais, pleins de thèmes volontairement particuliers ont été proposés, comme “survivre en EHPAD” “pyromane contre pompiers” ou encore “manifestation” ! Ensuite, nous devions proposer des mécaniques qui nous semblaient pouvoir raconter ces histoires et c’est comme ça que “pichenette” est venue trouver “manifestation”. 5 heures de travail à trois plus tard, une idée a été testée devant le groupe. J’ai tout de suite eu envie de la développer et d’en faire quelque chose, c’était un moment de ma vie où j’étais ouvert à la nouveauté et je me suis lancé !
Le fait de partir du thème et non de la mécanique semble plutôt rare dans le jeu de société, mais, pour moi, c’est tout à fait logique. C’est ce que je fais dans mon parcours créatif depuis le début : raconter des histoires.
Pour Le Cortège, chaque palet et chaque effet déclenché devait se justifier par le thème : un Photographe qui documente des violences policières et fait monter l’Opinion vers lui, un Camion News qui filme des symboles de violences manifestantes et la ramène à lui, une Lacrymo qui bloque temporairement une personne et le Masque à Gaz qui la défausse…etc… !
J’ai évidemment mon propre point de vue et mes convictions, que j’ai retranscris dans l’édition du jeu, notamment via la direction artistique et les superbes illustrations de Valentin Aubry. Le choix du titre, de la couverture, le vocabulaire des règles, le sens de l’illustration du plateau..etc… Nous avons étroitement collaboré et c’est aussi la belle aventure de ce projet 🙂 (Sur le côté de la boîte, Valentin m’a fait la surprise et vous pouvez nous voir tous les deux, dessinés lors d’une manifestation à Nantes !).
Quant au choix du thème, il est évidemment engagé. Je voulais toutefois qu’il ne soit pas “militant” et que chacun·e puisse y trouver sa place. C’est donc pour cela qu’on doit jouer les deux côtés, c’est ce qui rend le jeu intéressant d’un point de vue narratif et stratégique !
Il s’agit finalement d’une bataille de point de vue, qui évoque beaucoup de choses, discutables autour d’une table de jeu. En tout cas, je l’espère 🙂
D’un point de vue symbolique et mécanique, on expérimente la retenue et la protection du côté du Pouvoir, tandis qu’on doit prendre des risques, créer des diversions et chercher une issue du côté du Contre-Pouvoir !
Plus largement, quitte à rajouter des jeux sur un marché déjà bien saturé, j’essaie de proposer des choses qu’on ne voit pas (assez) souvent : des thèmes politisés et contemporains. En plus du divertissement ludique, je conçois naturellement le jeu comme un objet culturel.
Le premier jeu d’un auteur, d’un éditeur de livres, un jeu « engagé » se retrouve distribué par Asmodee / Novalis ! Quel est son parcours étonnant ?
Avec Cortège, tout est allé très vite : de l’idée à la publication, il y a eu seulement 10 mois !
Au départ, je pensais éditer le jeu comme je l’avais fait avec mes livres : une distribution en direct et en très peu d’exemplaires. Le carton et le papier je connaissais, mais bon, des jeux ce n’est pas des livres et j’avais (j’ai!) beaucoup à apprendre. Grâce à un ami commun, j’ai rencontré Nicolas Aubry (aucun rapport avec Valentin!) de Synergy Games, une société qui s’occupe du suivi de fabrication et de conseils pour les éditeurs. Il a été séduit par le projet et m’a proposé de le rencontrer au FIJ 2023. Il m’a aussi conseillé de prendre des rendez-vous en amont avec des distributeurs pour voir quels seraient leurs retours. J’ai suivi ses conseils, réalisé une présentation sur une feuille A4, envoyé le tout par mail et on m’a répondu ! Parmi les réponses, il y avait Asmodee. J’y suis allé avec Valentin et pour tout dire on n’y croyait pas vraiment… J’avais un proto maison, travaillé mais absolument pas définitif, Valentin n’avait eu le temps que d’illustrer la couverture et deux-trois images de plus. Baptiste Brault d’Asmodee a été emballé rapidement, l’entretien a duré et il a donné le feu vert la semaine suivante (pour une distribution via Novalis). Tout s’est enchaîné : nous étions en février et je voulais sortir le jeu pour Vichy en septembre ! Je n’ai fait que ça, Valentin a terminé les illustrations et le graphisme, Nicolas m’a accompagné pas à pas, l’usine Médiagold en Pologne a bossé vite et bien et tout a été livré à temps 🙂
Tu travailles sur un nouveau jeu qui parle aussi d’un sujet de société, le maraîchage. La démarche est-elle similaire ?
Oui et non 🙂
Oui, car je veux en premier raconter une histoire qui vient d’une expérience vécue. En 2020, j’ai rencontré un groupe d’ami·e·s formidables qui dirigent une ferme maraîchère, La Terre Ferme, autour de Nantes. Ils travaillent selon la méthode MSV (maraîchage sur sol vivant), pas de mécanisation, restructuration des sols, replantage des arbres et des haies, rotation des cultures, circuit court pour la vente des légumes..etc.. C’est toute une philosophie qui m’a rendu heureux et, clairement, le maraîchage a ramené la politique dans ma vie !
Pour l’instant, le projet du jeu s’intitule “Terres Fermes”, l’hommage est clair 🙂
Il s’agira d’incarner des personnes en reconversion professionnelle vers le maraîchage ! Entre théorie et pratique, des examens aux champs, tout en travaillant dans trois fermes aux visions agricoles différentes. Là encore, je vais essayer de faire vivre l’asymétrie des points de vue. Le jeu tournera autour de l’épanouissement versus épuisement au travail, la saisonnalité des légumes, la réalisation d’actions en vue d’un apprentissage personnel théorique mais aussi d’un effort quasi coopératif afin de réaliser le cœur de ce métier : nourrir les gens ! Au fur et à mesure du développement, d’autres problématiques viendront s’ajouter…
Un de mes enjeux en tant qu’auteur est de ne pas inclure d’argent dans le jeu, afin de sortir de ce système de pensée trop récurrent dans les jeux compétitifs. Nous vivons dans un monde capitaliste donc c’est normal de toujours passer par là, c’est ce qu’on connaît ! Penser des mécaniques différentes est un challenge intellectuel vraiment intéressant !
Non, car contrairement au Cortège, ce jeu durera probablement 2h avec un niveau de règles plus élevé. Et la manière de le développer est très différente. Avec Terres Fermes, je prévois au moins une année de développement et de playtests. J’ai le soutien d’une bande d’ami·e·s et d’une petite communauté grandissante via le Discord des éditions, où je partage tout le développement du jeu. Je veux apprendre des retours d’expérience de chacun·e, prendre le temps pour cette création qui présente une difficulté inédite pour moi. Et, quand ce sera le moment pour lui d’intervenir, j’aurai le plaisir de retravailler avec Valentin 🙂 Et ensuite se reposera la question du financement et de la distribution du jeu…
Est ce que tu t’inscris dans une forme de scène indépendante du jeu de société (si elle existe et se reconnaît) ?
Je ne sais pas 🙂 Probablement, par la force des choses…Je me retrouve auteur, éditeur, directeur artistique, comptable, animateur…ça a son charme et ses limites !
Mon indépendance, c’est mon parcours créatif : hier des photos, aujourd’hui des jeux, demain ?!
Quels jeux t’ont façonné en tant que joueur, et en tant qu’auteur et éditeur ?
J’ai toujours été joueur.
Petit, j’ai appris le Tarot sur les genoux de ma grand-mère !
Puis, question de génération : Pictionnary, Boggle, Cluedo et Monopoly évidemment. Après, c’est plutôt le sport et les jeux vidéos qui ont pris la place du ludique.
Il y a quelques années, je suis revenu au jeu de plateau grâce à un ami avec Junta, Roborally, Dead of Winter ou encore Star Wars Rebellion, la claque !
On a commencé à acheter des jeux à plusieurs et, palier après palier, univers après univers, j’ai développé mes propres goûts. Je travaille même en saisonnier en boutique ludique, ce qui m’a grandement aidé à me faire une culture jeu de société.
Aujourd’hui, j’aime toujours tout (ou presque) découvrir, mais ma passion principale sont les jeux de gestion dit experts. Si je ne dois citer que quelques noms auxquels je suis très attaché : Vital Lacerda (On Mars), Cole Wehrle (Pax Pamir) et Martin Wallace (Brass). Ça serait ma base d’inspiration en tant qu’auteur et éditeur (le travail de Ian O’Toole en illustration et de Eagle Gryphon en édition).
En tant que joueur, à la louche et dans le désordre, j’adore aussi : Pingouins, El Dorado, Champ d’Honneur, This War of Mine, Sherlock Holmes, Bristol, Sea Salt and Paper et les jeux de pitch !
Nous te souhaitons de réussir à trouver ton public afin de pouvoir continuer dans cette voie du jeu qui met en valeur le thème, nourri par une grande expérience ludique.
Pour aller plus loin, vous pouvez découvrir les règles sur le Ludochrono Le Cortège, explorer le site Les éditions du silence, et rejoindre la communauté Discord de Terres fermes.
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