Nikki Valens – conter et jouer
Nikki Valens est une autrice que nous suivons depuis un moment chez le Vox : elle conçoit des jeux à la narration forte, systémique, comme Les Demeures de l’Épouvante (seconde édition) ou Les Contrées de l’Horreur. Après cinq ans de bons et loyaux services pour Fantasy Flight Games, elle quitte la société. Elle annonçait alors peut-être retourner à ses racines – le jeu vidéo, ayant eu sa formation dans le domaine –, mais il semble que Nikki reste dans le domaine du jeu de société. Portrait de game designer éclectique.
Ludovox – Salut, Nikki ! Il semble que tu aies surtout travaillé sur des licences (Star Wars, des univers lovecraftiens et Terrinoth). Quelle est la différence entre travailler sur une licence, ou des jeux avec leur propre univers ?
Nikki Valens – Pour la majeure partie, ce sera de la retranscription de licence et de la vérification. Je ne suis pas profondément impliquée dans de nombreuses licences. Il est difficile pour moi de créer des jeux sur des licences qui ne me sont pas familières. Horreur à Arkham et Terrinoth sont des licences possédées par Fantasy Flight Games, et en tant que membre du studio (et du comité narratif pour Horreur à Arkham), j’avais la liberté de créer à peu près ce que je voulais dans ces licences, pour peu que cela ne contredise rien qui ait déjà été créé. Mais une licence comme Star Wars est très différente : tout ce que vous faites doit être approuvé par l’ayant-droit. Vos créations à vous peuvent être rejetées. Les dates de marketing et de sortie engendrent des délais serrés ; en conséquence, souffrir trop de rejets retarde la sortie d’un produit. C’est un équilibre délicat : il faut se créer un espace dans cette licence, et rester à bonne distance de tout ce qui pourrait être hors-limites. Maintenant que je vole de mes propres ailes et que je travaille sur des jeux sans licence, j’ai bien plus de liberté et peux créer ce que je veux. L’inconvénient ? L’anonymat. Star Wars vendra presque toujours très bien, parce que c’est une licence populaire. Prenez les mêmes mécanismes et mettez-les dans un environnement inconnu, et le jeu ne sera pas aussi populaire du tout.
Ludovox – Tu as passé cinq ans à Fantasy Flight Games, dans cette immense entreprise. C’était comment, de concevoir là-bas, par rapport à faire ça avec des éditeurs qui ne gèrent qu’un ou deux projets à la fois ?
Nikki Valens – FFG pousse la barrière toujours plus loin en matière de productivité. Travailler là-bas signifiait circuler dans une tornade incessante de nouveaux projets. D’un côté, il était très agréable d’être au milieu de tous ces projets chouettes ! J’aimais bien avoir un projet secondaire à gérer quand je bloquais sur le premier projet, ou qu’il m’épuisait. Je pouvais aussi simplement prendre le temps pour tester le jeu d’un autre pour me donner un peu de temps hors d’un projet à moi, pour recharger un peu mes batteries. Mais dès que je finissais un projet, un autre m’était assigné. J’ai trouvé qu’il était très difficile de trouver du temps pour moi, de me reposer.
Ludovox – Quel est ta partie préférée du développement ? Et celle que tu aimes le moins ?
Nikki Valens – J’aime vraiment chaque partie du game design. C’est pour cela que j’ai toujours voulu créer des jeux, depuis très jeune, et c’est pour cela que j’espère continuer jusqu’à un âge avancé ! Pour moi, les jeux rassemblent les gens. En conséquence, ma partie favorite de l’acte de création est le playtest. J’aime montrer ce que j’ai fait à de nouveaux joueurs, observer leur réaction. Les voir apprendre les mécanismes, et se frayer un chemin à travers mes jeux, qu’il s’agisse de faire des choix dans une aventure narrative ou trouver la façon la plus efficace d’utiliser les ressources que je leur ai données. Pour moi, la phase de test est galvanisante. Il m’est difficile de continuer à travailler sur un jeu si je ne vois personne y jouer. Toutes les parts du game design ne sont pas si glamour, en revanche. Peut-être est-ce là une réponse facile, mais finalement, ce que j’apprécie le moins, c’est de devoir, au bout du compte, concevoir un produit, quelque chose qui devra être acheté, vendu. Moi, ce qui m’intéresse vraiment, c’est apporter aux joueurs des expériences intenses, de sentir leur impatience de découvrir de nouvelles choses dans mes créations.
Ludovox – Parlons un peu de Legacy of Dragonholt et du système Oracle ! Cela semble très différent du jeu FFG traditionnel, et cela fait penser à un jeu de rôles sans MJ, non ? Était-il difficile de maintenir une bonne dose de liberté pour le joueur ?
Nikki Valens – Legacy of Dragonholt est un jeu que j’ai voulu faire pendant des années. J’ai toujours été fan de fiction immersive, et je me savais capable de créer quelque chose de cool dans ce domaine-là. Il y a un débat aussi vieux que l’industrie du jeu, sur la nature même du jeu. Legacy of Dragonholt est-il un jeu, ou une activité ? Beaucoup de joueurs, peut-être la majorité d’entre eux, croient qu’un jeu doit entretenir un certain seuil de liberté et/ou de hasard pour être défini comme tel. Et ce sont ces joueurs-là qui vous diront que Dragonholt n’est pas un jeu mais un Livre dont vous êtes le Héros glorifié. Et… ben… c’en est un ! Legacy of Dragonholt est censé être une histoire interactive, pas un jeu à l’allemande où l’on réfléchit ses statistiques. D’accord, ce type d’expérience n’est pas consensuel, mais aucun jeu ne l’est. Le marché est large, diversifié. Pour revenir à la question, la liberté se situe entre celle d’un roman et d’un jeu d’aventure avec des options qui se veulent divertissantes, et ceci par choix.
Ludovox – Tu as récemment quitté Fantasy Flight Games. Pourquoi avoir décidé de devenir autrice indépendante ?
Nikki Valens – Mon chemin et celui de FFG se sont éloignés avant que je quitte le studio. De nombreuses façons, nous n’étions pas vraiment faits l’un pour l’autre. FFG se concentre sur des jeux vastes, que l’on peut étendre à l’envi, et ces jeux ont leur public. Cependant, les jeux que je voulais créer, moi, ne tombaient pas dans la catégorie de jeux que FFG préfère publier. Quand on m’a demandé ce que je voulais faire, le résultat fut Legacy of Dragonholt. Un produit très différent du reste des gammes FFG. Et pourtant, Dragonholt est la grande fierté de ma période chez FFG. Il ne s’est pas aussi bien vendu que Les Contrées de l’Horreur, Les Demeures de l’Épouvante ou Horreur à Arkham. Mais il faisait quelque chose d’unique, de puissant, et provoquait des émotions chez beaucoup de ses joueurs. Voilà le genre d’instants que je voulais offrir aux joueurs, et mes opportunités de le faire chez FFG auraient été extrêmement limitées.
Ludovox – Maintenant, tu es indépendante et as travaillé sur plusieurs projets, notamment Fog of Love. Peux-tu en parler ? Comment un auteur travaille-t-il en freelance après du temps en studio ? En tant que consultant (ou game doctor) ? On te fait des commandes de jeux entiers, ou des morceaux de jeux narratifs ?
Nikki Valens – C’est un peu tout ça à la fois. Je conçois des jeux de mon côté, en pensant qu’ils seront bien reçus, et je rencontre les éditeurs qui, j’en suis sûre, vendront bien ces jeux et les publieront. Je fais du consulting pour des projets particuliers qui demandent mon attention. Fog of Love, par exemple, avait besoin de mes lumières sur des sujets d’orientation sexuelle et de genre. Parfois, les éditeurs viennent à moi avec une idée de jeu qu’ils aimeraient me confier. Si la plupart de mes jeux a des éléments narratifs, ma force est plutôt de créer les systèmes qui régissent les jeux plutôt que de créer spécifiquement le texte narratif. Mais, bien entendu, je le fais quand c’est nécessaire.
Mon travail sur Fog of Love a deux facettes. D’abord, j’ai été consultée sur le contenu du jeu de base pour améliorer sa réimpression. Le but de ma consultation était d’observer le contenu avec un regard affûté, et de veiller aux problématiques des joueurs queer, trans et non-binaires. Le jeu avait été un peu critiqué à cet égard, car il montrait un monde hétéro-normé, ce que l’auteur souhaitait corriger. Ensuite, pour explorer plus profondément les expériences des joueurs queer, trans et non-binaires, j’ai conçu une extension pour Fog of Love, avec des mécanismes spécifiques qui impliquent des histoires et mécanismes plus centrés sur le processus de se découvrir soi-même, de découvrir son orientation et son identité de genre.
Ludovox – A-t-il été difficile d’être traité(e) comme égal(e) dans un monde majoritairement masculin, alors que tu te définis comme non-binaire ?
Nikki Valens – Il est certainement plus difficile d’atteindre l’égalité, que ce soit pour les autrices et joueuses (femmes et non-binaires), mais les barrières ne sont pas les mêmes. Il y a une longue liste de discriminations que ces personnes subissent dans les industries dominées par les hommes, et tous les items de cette liste s’appliquent à l’industrie des jeux. Les autrices que je connais et moi-même voyons nos propos interrompus pendant les réunions, nos idées sont ignorées jusqu’à ce qu’un homme les énonce, nos questionnements sont considérés comme triviaux et hystériques, et si nous avons le malheur de faire remarquer ces travers, nous devons accepter d’être punies par l’entreprise ou, à défaut, d’être observées différemment. Au début de ma carrière, il ne me semblait pas surprenant que les gens pensent mon rôle moindre que celui d’un homme connu à côté de moi dans les crédits. Mais même des années plus tard, maintenant que j’ai établi ce que je savais faire, que j’ai fait mes preuves, beaucoup de noms d’hommes ont plus de crédit que moi. Voilà ce que c’est, de ne pas être un homme dans une industrie qui n’est pas aussi inclusive qu’elle prétend l’être.
Ludovox – Ça s’améliore, cela dit ? En termes de représentation, à la fois dans les jeux et dans l’industrie ?
Nikki Valens – Ah, ça, absolument ! La prise de conscience et la représentation sont meilleures que jamais ! Mais j’espère que personne ne sera surpris si je dis que ce « record » est à ras-les-pâquerettes. Je suis super enthousiaste quand je vois un personnage queer ou non-binaire dans un jeu ; c’est si rare que cela en devient une (bonne) surprise. Récemment, j’ai lu une nouvelle qui accompagnait un jeu, et il m’a été très agréable de constater qu’un des personnages s’identifie comme asexuel (comme moi). Je ne crois pas avoir croisé d’autre jeu (hormis ceux sur lesquels j’ai travaillé) qui ait de personnage ouvertement asexuel. Est-ce mieux qu’il y a des années ? Sans aucun doute. Mais on n’est pas encore rendus là où il faudrait être.
Ludovox – Quels sont tes jeux préférés, et tes meilleurs souvenirs avec eux ?
Nikki Valens – J’apprécie tout particulièrement, à la grande surprise de beaucoup, les jeux de cartes classiques : les jeux de plis et de collection. Je pense que c’est tout simplement que j’ai grandi en jouant à ces jeux en famille. Mon jeu préféré, celui que je pourrais passer ma vie entière à jouer, seconde par seconde, est le Mahjong. Tout spécialement la version japonaise moderne, le Mahjong Riichi. C’est un peu similaire au Gin Rami. Les joueurs essaient de faire une main de 14 tuiles qui incluent des ensembles ou des brelans. Ce jeu peut être l’expérience la plus zen et la plus tendue à la fois, surtout quand chaque joueur approche de la complétion de sa main. Je me souviens de la première fois que j’ai presque gagné avec un yakuman (la main la plus haute possible). J’avais pioché une paire et avais récupéré mon troisième dragon de chaque. Il me fallait donc une seule tuile pour gagner la main, et chacun des autres joueurs savait que si je gagnais, l’impact serait incroyable. C’était un moment intense, mais un joueur me rafla la victoire en fermant avec la plus petite main possible. C’était un crève-cœur, et les deux autres joueurs ont eu peu de points à payer, soulagés que je ne l’ai pas emporté.
Ludovox – 2019 pour Nikki Valens, c’est comment ? Quels projets sortiront ? Y a-t-il de belles choses à prévoir ?
Nikki Valens – Le deuxième ou troisième trimestre 2019 verra la parution de l’extension de Fog of Love que je mentionnais plus haut. Je suis au summum de l’impatience, de savoir que les queer, trans et non-binaires pourront l’essayer, et pourront se sentir plus accueillis dans la communauté. Et même s’il n’y aura pas de sortie en 2019 pour elle, j’espère commencer à concevoir une autre extension pour Fog of Love cette année. Il y a un autre projet qui devrait sortir aux alentours de la GenCon, et celui-ci me met en joie. Le jeu n’a pas encore été annoncé, mais j’ai vu les fichiers d’impression passer. Je sais que les gens vont adorer ce projet. C’est un jeu coopératif avec des illustrations adorables et un mécanisme astucieux qui fait mourir de rire les joueurs. J’ai hâte de voir les gens y jouer.
Ludovox – Merci, Nikki !
Nikki Valens – Vous pouvez me suivre sur Twitter si vous voulez vous tenir au courant de ce que je fais, et si vous voulez savoir où je me rends. Maintenant, je sais que je serai aux Breakout Con, Nordsken et à la GenCon. J’espère vous y croiser !
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Crunsk 27/02/2019
Interview très intéressant. Merci.
TheGoodTheBadAndTheMeeple 27/02/2019
Super Interview merci 🙂
Questions pertinentes.
Umberling 27/02/2019
Merci à vous, ça fait bien plaisir !
moshimon 28/02/2019
Elle a un profil rare qui lui vaut d’ailleurs un fil de discussion pas très sympathique sur BGG (pour Legacy of Dragonholt).
Du coup elle a une voix particulière qui va manquer à FFG. J’espère qu’elle va pouvoir s’exprimer plus librement dans son nouveau cadre de travail, tout en touchant autant de gens que chez FFG !