Neotopia : Absurde abstraction ?

Prochain embarquement pour une ville du futur : Neotopia, 2055. Nouvelle utopie, donc : le thème est plutôt porteur ces temps-ci. C’est à deux jeunes designers portugais que l’on doit ce voyage en avant : André Santos et Orlando Sá ont contribué à l’élaboration de Paper Roll & Write, un improbable (et sans doute oubliable) jeu à deux autour du papier toilette ! Moins anecdotique, le second est l’auteur de Pessoa, un jeu de pose d’ouvriers paru en 2022 autour du poète du même nom.

Puisque nous parlons d’anecdotique, autant le dire tout de suite : pour l’immersion dans un futur se voulant (pour une fois) désirable, on pourra continuer à chercher ! En d’autres termes, on peut facilement parler de thème totalement claqué au sous-sol… Le pitch essaye tant bien que mal de nous transporter vers une ville entièrement soutenable en matière de production de nourriture et d’énergie. Ainsi, 2 à 4 joueurs startuppeurs devront développer des projets allant dans ce sens en combinant des ressources produites dans trois usines au cœur de la ville.

Trois zones indépendantes séparées par trois usines.

 

Greenwashing

Si le plateau central, pour mignon et coloré qu’il soit, peine déjà à figurer les trois régions d’une ville futuriste, que dire des ressources ? Des pions de céramique certes très qualitatifs, dont on appréciera la manipulation, auront bien du mal à vous convaincre que vous combinez de l’énergie renouvelable (rouge), de la bio agriculture (vert), de la tech (violet) et des ressources humaines (bleu). Comme on va le voir, il s’agira de reproduire des combinaisons spatiales mélangeant ces 4 couleurs pour scorer : vous allez ainsi bâtir des projets auxquels vous ne verrez pas grand-chose de concret et qui n’auront d’autre fonction que de vous faire engranger de l’argent des points. Une allégorie de la start-up nation ?

Pour toute la suite de cette chronique, je prendrai donc le parti d’évacuer le thème et d’appréhender Neotopia comme un jeu purement abstrait de pose de pions. Cela n’altère en rien ses qualités et ses défauts, et nous évitera de le prendre pour ce qu’il n’est pas.

Au premier abord, et avant d’être entré dans la mécanique de jeu, on ressent un petit côté Azul dans la manipulation de pions de céramique disposés sur des tuiles. C’est très agréable à l’œil comme au toucher. Un effort esthétique louable, même si le reste du matériel n’est pas tout à fait à la hauteur : les jetons de scoring, par exemple, sont un peu misérables en comparaison (mais c’était déjà le cas pour Azul, avec ce pauvre petit cube noir de la piste de score…), les illustrations des cartes combinaison m’ont également semblé assez quelconques, encore un point faible pour le caractère immersif du jeu.

Une fois plongé dans le vif du sujet, c’est du côté de Splendor que va s’orienter le ressenti, avec une recherche de combinaisons de pions de couleur pour remplir des conditions de cartes. Il ne s’agit cependant pas ici de payer un coût ni de construire un moteur mais, on l’a dit, de construire des figures spatiales avec ces pions. Comme on va le voir, la comparaison de Neotopia avec ces glorieux aînés ne tient qu’un temps, le jeu étant bien loin d’avoir la même profondeur.

Faites votre marché.

 

Dans ses règles, le jeu fait pourtant preuve d’une épure bienvenue. Vous n’avez le choix qu’entre deux actions : poser un pion sur le plateau pour la première (il doit être adjacent à un pion déjà placé), prendre une carte combinaison du marché et la mettre dans votre main pour la seconde. Simplissime ! Toutefois, à votre tour, vous devrez réaliser trois actions, à vous de les combiner le plus efficacement possible (trois fois la même action ou bien deux fois l’une et une fois l’autre), et ce n’est pas toujours si évident.

 

Usines à tout faire

Il faut par exemple savoir sacrifier une pose de jeton pour pouvoir ensuite bénéficier d’un plus vaste choix. En effet, les jetons sont regroupés par 4 dans trois usines différentes ; on prend un jeton dans l’une d’elles et on le place au choix dans une des deux régions adjacentes à cette usine. Ensuite, si celle-ci est vide, on la remplit avec 4 nouveaux jetons en attente sur une tuile centrale. On connaît donc à l’avance la couleur des jetons à venir, ce qui permet d’anticiper la future offre. Il faut aussi évaluer le bon moment pour récupérer la bonne carte combinaison car des jetons bonus, sur lesquels on reviendra, peuvent bousculer le timing (théoriquement à votre avantage, mais on peut se prendre les pieds dans le tapis).

Une fois que le pion rouge en haut aura été joué, l’usine sera recomplétée avec les 4 pions posés sur la tuile.

 

Les cartes combinaison sont donc des objectifs à remplir en terme de pose de pions : à votre tour, si un pion posé vous permet de construire la combinaison indiquée sur la carte (en respectant la position spatiale dans n’importe quel sens), vous défaussez immédiatement cette carte et vous marquez les points qu’elle indique sur la piste correspondant à la région de pose. Comme il y a trois régions, il y a trois pistes de score indépendantes l’une de l’autre, et c’est là qu’intervient un petit twist : la zone qui rapportera le moins de points en fin de partie verra son score multiplié par 3, ce qui ne sera pas le cas des deux autres zones. Cela incite fortement à ne négliger aucune région, sous peine de ne tripler qu’un score riquiqui.

Des joueurs expérimentés m’ont d’ailleurs fait remarquer qu’en fait de twist, ce stratagème était largement emprunté à maître Knizia dans Tigre et Euphrate ou encore dans Samouraï, ce qui, du coup, ne pourra pas être mis au crédit des bonnes idées du jeu. Caramba, encore raté !

 

La zone du dehors

Quoi qu’il en soit, le twist en question s’avère assez limité puisqu’on peut tranquillement gagner une partie sans avoir à s’y soumettre. L’expérience de mes parties a montré qu’en certains cas, il était tout aussi rentable, voire même davantage, de maximiser les points dans une région, quitte à en négliger une autre et à se passer largement du bonus de triplement. On se contentera donc d’y voir une incitation à équilibrer le scoring des trois zones, sans caractère décisif. Ajoutons que le franchissement du seuil de 7, 13 et 18 points sur chaque piste octroie un jeton bonus et que ceux-ci sont en nombre limité : cela peut motiver un joueur à rusher sur une ou deux pistes pour s’emparer de ces jetons, quitte à négliger le reste. Une fois de plus, il ne se soumettra donc pas à la contrainte du triplement. On est donc en droit de penser qu’il ne s’agit que d’un gadget de règle…

Puisqu’on évoque les jetons bonus, on peut signaler à leur propos qu’ils complexifient légèrement le jeu en ouvrant un peu les possibilités. D’abord, outre les pistes de score où on les récupère à l’aveugle, on pourra gagner jusqu’à 4 jetons bonus face visible par région du plateau ; de quoi orienter un peu sa stratégie. Il suffit pour cela de poser un pion de couleur sur l’emplacement occupé par un jeton bonus pour récupérer ce dernier. Ces jetons sont conservés face cachée : on peut les garder jusqu’en fin de partie pour marquer 3 points par jeton inutilisé. Mais certains d’entre eux peuvent octroyer un pouvoir décisif, et ce d’autant plus qu’ils confèrent des actions gratuites, qui s’ajoutent aux trois actions dont on dispose théoriquement à son tour : prendre 2 cartes dans la rivière, poser un pion de la couleur de son choix,… Un type de jeton autorise même à poser un pion dans la périphérie de la zone, ce qui permet d’étendre sa zone de pose et donc de scoring. Plutôt malin !

 

Taylorisme tactique

Ces jetons bonus sont bienvenus pour donner un peu d’épaisseur à un gameplay qui, sans cela, en manque tout de même un peu. Même si la combinaison des actions ne va pas toujours de soi, même si on se surprend à faire un peu d’analysis paralysis devant une configuration de jetons qu’on tente de tourner dans tous les sens pour obtenir la figure désirée, au bout du compte, on finira souvent par effectuer le même schéma d’actions : repérer une carte dans le marché dont la combinaison semble réalisable, s’en emparer, poser un ou deux pions, scorer. Pas désagréable, mais un peu lassant et répétitif si on est gentil, voire absurde de non-sens si on a la dent un peu plus dure !

 

Piste de score et défausse d’une des trois zones.

Alors, le futur ?

Selon le nombre de joueurs, vous n’aurez pas exactement les mêmes sensations de jeu : à 2 joueurs, vous aurez davantage de maîtrise sur la pose des pions, quitte à ce que, parfois, le jeu manque de tension par excès de place sur le plateau. À 3 et surtout à 4 joueurs, on se marche davantage sur les pieds, ce qui semble ajouter de l’intérêt, mais c’est au détriment de la stratégie : on embête les autres sans vraiment le faire exprès, le succès d’une combinaison devra beaucoup à la chance de ne pas avoir été contrarié par les actions d’un autre joueur. Pire, ce qui se passe entre deux tours d’un joueur est tellement random qu’on ne peut rien envisager à long terme : inutile de réfléchir à son prochain coup car il sera immanquablement rendu caduc par la pose fortuite de pions d’un autre joueur. Et comme un tour peut parfois s’avérer long (rappelons qu’on fait 3 actions et qu’on peut longtemps réfléchir à leur enchaînement), l’ennui vous guette assez régulièrement. Pour trancher, on dira que le jeu est moyen-moyen à 2 ou 3 joueurs, pour des raisons différentes, et qu’il est plutôt à proscrire à 4 joueurs.

Neotopia se révèle ainsi être un jeu plutôt dispensable, inachevé tant dans son thème que dans son gameplay. J’ai personnellement plutôt apprécié mes deux premières parties, mais j’avoue que c’était surtout pour la manipulation du matériel et la vision de jolies couleurs combinées. Les parties suivantes ont été beaucoup moins convaincantes : on en a très vite fait le tour et on attend désespérément un renouvellement stratégique qui ne viendra sans doute pas. Reste la possibilité d’initier des personnes peu joueuses à ce genre de jeux de combinaison, mais pour les emmener vers quoi ? Pour commencer dans les jeux de pattern, on pourra se tourner vers un World Wonders, et surtout vers un Harmonies, qui fera bien mieux le job.

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