Kelp – Duel en eaux profondes

Ma découverte de Kelp remonte au FIJ 2025. L’éditeur avait vu les choses en grand sur son stand avec des éléments de déco évoquant les fonds sous-marins, mettant avantageusement en valeur les magnifiques illustrations de Weberson Santiago. Il ne faut pas juger un livre par sa couverture, mais parmi la multitude de nouveautés, c’est souvent l’œil qui guide les pas. Plongeons au fond de l’océan et voyons ce qu’il en retourne.

Kelp, de Carl Robinson dont c’est le premier jeu, est un jeu pour deux joueurs exclusivement, comme il y a en a eu beaucoup en 2025. Sa particularité est qu’il s’agit d’un jeu asymétrique, mais aussi qu’il a un thème assez original : l’affrontement d’un requin et d’une pieuvre. L’asymétrie porte sur les conditions de victoire ainsi que le gameplay lui-même.

Le rôle du requin se joue selon une mécanique de bag-building et placement de dés. Son objectif est de trouver la pieuvre, l’attaquer et réussir à la tuer. La pieuvre, elle, se joue selon une mécanique de deck-building. Elle gagne si elle parvient à manger 4 proies ou à épuiser le requin. Elle doit faire preuve de bluff pour survivre. Nous sommes face à un jeu de traque (La bête, Mind MGMT, Scotland Yard, Fugitive…)

 

 

La chasse

Le terrain de chasse (le plateau) est divisé en 9 zones, sur lesquelles se trouvent 9 blocs en acrylique cachés. Entendez par là que seule la joueuse pieuvre voit ce qu’ils représentent. Il y a forcément un bloc pieuvre qui indique la position du céphalopode, un piège et sept coquillages. Lors de son tour,  la pieuvre peut jouer des cartes de sa main, qu’elle paye en révélant un certain nombre de blocs (entre zéro et deux). Elle donne ainsi des info au requin (je ne suis pas là !). Ces cartes sont de 4 types : 

  • Connaissance : acquérir des cartes plus puissantes – moteur du deck building, ou placer des blocs piège sur le plateau.
  • Cachette : redresser des blocs en position cachée.
  • Mouvement : intervertir deux blocs adjacents. Pour déplacer la pieuvre… ou pas !
  • Nourriture : mettre en jeu un des quatre blocs nourriture que la pieuvre veut boulotter.

Autre action possible, défausser une carte pour redresser un bloc (c’est moins fort qu’une carte Cachette, mais quand on n’en a pas en main, c’est mieux que rien), ou enfin, compléter sa main à quatre cartes. En effet, piocher n’est pas automatique et coûte une des deux actions du tour. Il faudra donc le faire uniquement aux moments opportuns.

Si la pieuvre est adjacente à un bloc nourriture, et si elle joue  la carte correspondante, elle peut révéler son bloc et celui de son repas et le récupérer. C’est assez thématique : pour manger, il faut sortir en terrain découvert à la vue du requin qui rôde. Chaque bloc nourriture donne un pouvoir instantané à utiliser à n’importe quel moment (cacher tous les blocs, augmenter sa taille de main…).

 

 

Passons à l’autre protagoniste de cette chasse : le requin pyjama (c’est moins impressionnant que requin tigre ou requin bouledogue, n’est-ce pas ?). Disons-le tout de suite, le gameplay du requin a beaucoup été décrié pour son côté ultra hasardeux. Je vous explique.

Le requin a un sac rempli initialement de 11 dés (7 bleu, 3 jaune, 1 rouge), qui peuvent être utilisés de différentes manière, selon la couleur. À son tour, la joueuse en pioche deux et les lance. Les dés bleus permettent de se déplacer plus loin. Les jaunes servent à faire une recherche (révéler un bloc caché adjacent au requin) et les rouges à faire une attaque (révéler un bloc caché adjacent au requin, et si la pieuvre s’y trouve, adviendra la phase de confrontation). Tous peuvent aussi être stockés comme points d’énergie, qui sert à acheter des cartes compétences. Ces dernières ont deux effets : premièrement, elles permettent de rajouter certains dés dans le sac (notamment des dés rouges qui sont le nerf de la guerre-chasse) et deuxièmement elles ont un pouvoir one-shot que le requin peut utiliser au moment opportun. Après chaque achat ou chaque chasse (si elle ne met pas fin au jeu), un dé est placé sur la piste de fatigue du requin. Pour rappel, celui-ci perd la partie s’il n’a pas croqué la pieuvre avant d’avoir 7 dés sur cette piste.

Tout est résumé dans ce Ludochrono.

 

 

Comme vous le voyez, le requin est soumis à une grosse part de chance. Va-t-il piocher un dé rouge quand il en a besoin (c’est-à-dire, quand il est près de la pieuvre ou de l’endroit où il pense que celle-ci se trouve) ? S’il pioche un dé rouge au mauvais moment, il peut toujours le placer momentanément en énergie, et le récupérer plus tard quand il fera un achat, mais en attendant, ce dé est bloqué, et si le requin n’en a pas d’autres (ou très peu) dans son sac, c’est un peu embêtant. Ensuite, qui dit dé, dit hasard du lancé. Pour faire une recherche ou une attaque, il faut une certaine valeur minimale (4+ ou 5+ selon les zones du plateau), et si la malchance s’acharne sur vous, vous pourriez être nargué par une pieuvre que vous avez localisée mais non attaquable.

Certes, au fur et à mesure de la partie, le requin débloque des relances, il n’en reste pas moins possible d’enchaîner les mauvais lancers de dés et se sentir très frustré. De même, un dé de valeur faible ne permet pas de réaliser une recherche/attaque là où on le souhaiterait, mais il limite aussi les possibilités d’achat (car peu de points d’énergie signifie l’achat d’une seule carte à la fois, au lieu de deux ou trois). Heureusement certaines cartes pouvoir contrebalancent la malchance. On a au final une montée en puissance plus marquée chez le requin que chez la pieuvre : relances, dé supplémentaires, action bonus fortes qui peuvent sortir d’un mauvais pas.

 

 

Octogone au fond de l’océan

Quand le requin fait une attaque sur l’emplacement de la pieuvre, il n’a pas encore gagné, car une confrontation s’engage. Il s’agit d’un duel de mind-guessing, que les mauvaises langues appelleront chi-fou-mi. Les joueurs disposent de trois cartes identiques décrivant une stratégie de fuite de l’octopode. Chacun en choisit une et la joue simultanément. Si le requin a deviné et joué la même carte que son adversaire, crac ! Il la croque. Game over, le squale a triomphé. Par contre, si la pieuvre n’a pas été contrée par le requin, elle réalise son action, les deux cartes sont défaussées et le jeu continue. À la prochaine confrontation, ça sera du 50/50, et si elle survit encore (la veinarde), une 3eme confrontation lui sera forcément fatale.

 

 

Certains joueurs critiquent ce final auquel ils reprochent le manque de contrôle (d’où le terme chifoumi). La partie peut se terminer extrêmement vite si la première confrontation est une réussite du requin, ou au contraire durer suffisamment longtemps pour que la pieuvre gagne par épuisement du requin s’il échoue lors de ses deux premières confrontations (et qu’elles tardent à avoir lieu). Mais par essence, un jeu de traque a une dimension de bluff, de psychologie. La pieuvre choisira peut-être une carte fuite moins intéressante pour déjouer les pronostics du requin, qui aura souvent tendance à bloquer la carte qui lui semble la plus forte (vue la situation).

Habituellement les jeux de bluffs sont assez courts, on refait plusieurs parties d’affilée ou alors la phase de bluff a lieu diverses fois lors d’une même partie, ce qui crée un historique qui alimente les parties ou manches suivantes : mon adversaire va-il jouer pareil ou changer de méthode ? Dans Kelp, ces moments de bluff sont à la fois rares (deux fois au maximum) mais extrêmement critiques, car ils peuvent être le dénouement de la partie. Une partie qui a commencé depuis moins de 20 min ou au contraire qui dure depuis plus d’une heure. L’enjeu est de taille. Ce principe donne du piquant à la façon de jouer de la pieuvre. Elle peut prendre des risques et s’exposer pour manger rapidement, mais la partie pourrait potentiellement vite prendre fin. Contrairement à plusieurs retours que j’ai lu ou entendu de la bouche de mes partenaires de jeu, je trouve ce choix de game design plutôt intéressant, car générateur d’émotions.

 

Hasard, y en a un peu plus, je vous l’mets quand même ?

Certaines cartes pieuvre permettent à la joueuse de mélanger deux blocs cachés et les replacer au hasard sur le plateau. C’est une bonne façon de fuir le requin ou à défaut de brouiller les pistes sur sa position. J’imagine que laisser la pieuvre décider de se replacer (ou non) à l’autre bout du plateau aurait été trop puissant. À l’image des cartes confrontations dont je parlais il y a quelques lignes, ce choix d’intégrer du hasard lors du mélange de blocs crée une tension chez la joueuse pieuvre qui aura plus de mal à s’échapper du requin. Par contre, ça diminue fortement ses possibilités de bluff sur sa position. Il y a donc aussi une petite part de hasard dans le gameplay de la pieuvre (mais bien moindre que chez le requin).

 

plateau nuit

 

Deux pour le prix d’un

La pieuvre dispose de deux manières de gagner : manger 4 fois ou que le requin s’épuise. D’après les parties que j’ai pu jouer avec différentes personnes jouant la pieuvre, c’est souvent la voie de l’attente qui est adoptée (avec succès qui plus est). Elle semble plus sûre. Ou alors est-ce un réflexe inconscient lié aux jeux de traque ? Je suis la proie, je dois rester cachée et fuir. 

Manger 4 fois est assez long, à moins de rusher et s’exposer au risque d’avoir une confrontation avec le requin qui pourrait mal se terminer. Dans la plupart de mes parties, la pieuvre mangeait au maximum deux fois avant que le squale perde par épuisement. Au final, les aliments de la pieuvre sont plus un effet bonus instantané (comme les cartes du requin) qu’une condition de victoire à viser.

 

 

Conclusion

Malgré une part de hasard trop forte dans le gameplay du requin qui sera source de frustration, Kelp a quand même des qualités. De jolies illustrations et un beau matériel, ainsi que des éléments mécaniques en lien avec la thématique (par exemple le requin ne peut pas faire demi-tour, car il n’est pas assez agile pour cette manœuvre entre les rochers du fond marin ; ou alors la pieuvre dont la position devient incertaine car elle a disparu dans un nuage d’encre). Le cœur du jeu qui est la tension de la traque est réussi selon moi. Que ce soit au moment où la pieuvre est démasquée et doit fuir, ou lors des confrontations où tout peut se terminer.

Pour alléger la dose de hasard qui ne convenait pas à mon cercle de joueurs et pouvoir profiter pleinement des autres aspects du jeu qui nous plaisent, on a légèrement modifié les règles du requin (on lance trois dés et on en garde deux). Vous me direz sans doute que si les joueurs commencent à vouloir changer les règles c’est le signe que le jeu n’est pas bon (ou qu’ils n’ont pas fait assez de parties pour douter ainsi de son équilibrage 😛 ). Peut-être. Mais le plus important quand on joue, n’est-il pas de prendre du plaisir ? Je pense que les joueuses et joueurs ont le droit de s’approprier un jeu, d’inventer leurs variantes, pour le faire correspondre à leurs goûts, si cela leur permet d’avoir plus souvent envie d’y jouer. Ce n’est pas pour autant un manque de respect du travail de l’auteur. Et vous, qu’en pensez-vous ?

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1 Commentaire

  1. Oscar de Jarjayes 03/10/2025
    Répondre

    Absolument, complètement et définitivement d’accord avec toi Manu, le jeu est un outil plaisir, les adaptations maison ne sont pas des trahisons, mais au contraire des possibilités que l’on se donne pour faire coller le jeu au mieux de nos préférences et de nos tendances, afin qu’il ressorte le plus souvent possible et inscrive en nous les mémoires collectives de moments funs et agréables partagés dans notre cercle.

    C’est d’ailleurs aussi le cas lorsque on s’invente une règle en solo, toute imparfaite qu’elle puisse être, mais qui nous permette de jouer encore et encore et de maintenir en vie l’œuvre ludique

     

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