Interview – Brett Gilbert, le jeu made in Britain
Brett Gilbert se définit comme game designer professionnel, il officie depuis l’Angleterre et a à son actif déjà une trentaine de jeux publiés, dont certains sont largement reconnus par la communauté ludique internationale, tels que Elysium (sélectionné pour le Kennerspiel 2015) ou encore Divinare (sélectionné au Spiel 2013). Ses derniers jeux s’appellent Fantastic Park, Pyramids, ou encore Professor Evil and The Citadel of Time.
Pierre Fitzroy (que vous avez déjà pu lire sur Ludovox avec Jeux hybrides, la révolution permanente) vit en Angleterre et à eu l’occasion de lui poser quelques questions pour nous.
Rencontre.
« Les meilleures choses qu’on fait sont celles qui nous sont les plus personnelles. » B. Gilbert
Ludovox – Bonjour Brett, nous sommes heureux de te recevoir sur Ludovox aujourd’hui. Nous aimons beaucoup suivre ton travail et sommes impatients d’en savoir plus sur toi et ton avenir. D’abord, est-ce que tu t’inspires de sources qui ne sont absolument pas liées au jeu ?
Brett Gilbert – Très bonne question ! Plus j’ai passé du temps dans l’industrie du jeu, plus j’ai conçu des jeux, plus il a été difficile pour moi de lever le nez pour vraiment m’inspirer. C’est mal. Il est trop facile de voir ce qui existe déjà. Des idées, des thèmes, des histoires ou des mécanismes déjà vus. Quelqu’un qui verrait ce produit sans avoir jamais joué au jeu moderne n’aurait pas le bagage impliqué par tout ça. Mais on me rappelle (enfin, Proust l’a finement observé) que « Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. » Le truc, dès lors, est de ne pas oublier tout ce que l’on sait, mais de trouver de nouvelles manières de considérer les choses connues.
Est-ce que ça aide, de dire ça ? Peut-être pas tant que ça, parce que c’est bien plus dur que ça en a l’air.
Mais la leçon la plus importante que j’ai apprise, c’est que les meilleures choses qu’on fait sont celles qui nous sont les plus personnelles. L’inspiration, la vraie, doit peut-être venir de l’intérieur, ou il faut au moins comprendre ce que les créateurs de tous les milieux artistiques appellent « une voix ».
Selon toi, quelle est la plus difficiles des tâches du game design ?
BG – Le tout début. Le saut dans le vide pour arriver à faire quelque chose. L’inspiration, c’est dur !
Une fois que j’ai une idée, ou qu’on m’en donne une, je crois que je connais l’étape suivante, comment la développer, la pousser, la questionner.
Cela fait des années que je fais partie de la florissante communauté Playtest UK, et j’y ai rencontré beaucoup d’amis auteurs. Et souvent, j’ai beaucoup d’idées et de conseils à dispenser quand il s’agit des projets des autres, mais en ce qui concerne les miens, je reste désarmé. Il est très dur pour moi de commencer quelque chose de nouveau.
Ludovox – Parle nous de Cake or Death et de Chocolate Factory ? On nous a dit que c’étaient tes deux prochains jeux co-designés avec Matthew Dunstan. Ces deux noms sont très appétissants, mais… les jeux seraient-ils liés ?
BG – Cake or Death est un jeu de cartes très social ; bluff et déduction sont de la partie, et cela sortira chez Ludicreations l’an prochain.
Chocolate Factory sortira dans une boîte plus grosse, mais reste plutôt léger (de poids léger-moyen ?). C’est un jeu de construction de moteur qu’Alley Cat Games mettra sur Kickstarter plus tard cette année.
Malgré leurs titres somme toute épicuriens, il n’y a aucun lien entre eux !
Mais avant que ces jeux n’atteignent les tables de jeu, Matt et moi avons d’autres créations de prévues, dont trois cette année.
La première est Raids, prévue pour juin chez IELLO. C’est un jeu de vikings assez acharné et très sympa. On a deux autres titres prévus pour la GenCon ou Essen : l’un est un jeu de dés coopératif chez Kosmos, et l’autre un jeu de cartes de construction de villes prévu chez Abacusspiele. Aucun d’entre eux n’a été formellement annoncé par les éditeurs, donc je ne peux pas tellement en dire plus sur le sujet.
« Mon premier conseil aux auteurs en herbe (et le meilleur !) est : « ne dépensez pas d’argent ». » B. Gilbert
Ludovox – Tu as co-créé un certain nombre de jeux avec Matthew Dunstan. Comment travailles-tu avec lui ?
BG – Je pense qu’on a développé une très bonne alchimie, qui joue sur nos forces respectives. Matt a l’instinct créatif bien plus que moi, et beaucoup de nos jeux ont commencé sur la base d’idées que Matt m’a apportées. Parfois, il en a tellement qu’il en faut une à choisir !
Et quand on sait qu’on tient quelque chose, qu’on a découvert un sujet, c’est là que je contribue le plus. Non pas que je prenne les rênes. Même si on est à des lieux différents, on teste tous deux de nouvelles idées, on s’envoie des retours et de nouvelles pistes.
On a décrit ce processus comme étant un « conflit créatif », et on a besoin d’un peu de tension. Ça nous oblige à pousser, à tirer, à être en désaccord. À proposer de nouvelles idées, quitte à ce qu’elles soient rejetées – pour les voir, dans les bons cas, remplacées par des choses encore meilleures qui doivent leur présence aux faux-pas qui précèdent.
Mon premier conseil aux auteurs en herbe (et le meilleur !) est : « ne dépensez pas d’argent ». N’achetez pas d’illustrations, ne faites pas d’impressions de fou. Créez votre prototype et jouez-le le plus tôt possible. Mon second conseil n’est pas loin : « trouvez-vous un collaborateur ».
« Internet ne tue pas les boutiques en dur, même si ça change leur façon de se comporter si elle veulent prospérer. » B. Gilbert
Ludovox – Quelle est ton opinion sur l’évolution de l’industrie du jeu ? Qu’est-ce que tu penses des bouleversements qui ont lieu aujourd’hui ? Le trop-plein de sorties, l’augmentation des attentes sur la qualité des projets…?
BG – Je ne te dirai pas que ces progrès et cette croissance, qui sont en essence ce que tu mentionnes, sont de mauvaises choses. L’évolution est nécessaire. Le changement est bon, même si certains acteurs de l’industrie trouvent la pilule difficile à avaler.
Comme je le disais, tous ces changements sont dus à la popularisation du « jeu de société moderne » (faute de meilleur terme…).Regarde la croissance de l’UK Games Expo, en termes d’échelle et de nombre de visiteurs…
Mais comme toute autre industrie créative, le contenu est roi. Internet n’a pas tué le livre, car les gens écriront toujours des histoires et d’autres voudront les lires. Internet ne tue pas les boutiques en dur non plus, même si ça change leur façon de se comporter si elle veulent prospérer. La technologie n’est pas une menace, c’est un système de livraison. Le medium n’est pas le message.
Dans la marée toujours plus déferlante de jeux, il est de plus en plus difficile de laisser sa patte, mais ce n’est qu’une question de maths. Les meilleurs jeux deviennent meilleurs : ça, c’est une règle. En tant qu’espèce, nous avons à peine effleuré ce que c’était que de créer un jeu !
« Nous avons à peine effleuré ce que c’était que de créer un jeu ! » B. Gilbert
Ludovox – Quelle est ton opinion sur Kickstarter ? Est-ce une mode qui va passer ?
BG – Ça ne va pas passer, non, mais ce sera remplacé au bout du compte. Le changement va s’opérer plus rapidement pour l’industrie du jeu qu’il ne l’a jamais fait. Le web a moins de trente ans, Google moins de vingt et Kickstarter moins de dix. Qui sait ce qui se passera ?
Ludovox – En guise de conclusion, peux-tu dire à nos lecteurs quel est le dernier jeu auquel tu as joué et que tu as beaucoup aimé ?
BG – Ça va carrément ressembler à une réponse intéressée, mais il y a quelque jour j’ai enseigné Professeur Evil et la Citadelle du temps (co-créé avec Matthew Dunstan, publié par Funforge en 2017) à quelqu’un qui ne connaissait pas, et on s’est éclatés ! À chaque fois que j’y joue, je me rappelle combien j’aime ce jeu, et combien il a été amusant de le créer.
Et voilà une confession pour conclure cette interview : je ne peux pas en dire de même de tous les jeux sur lesquels mon nom est apposé !
Ludovox – Merci, Brett, pour tes réponses et ton passage ici !
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TheGoodTheBadAndTheMeeple 03/05/2018
Merci pour cette belle interview ! Processus créatif intéressant.
Pierre_Fitzroy 03/05/2018
You are welcome 😉
Djinn42 07/05/2018
Direct et percutant. On en voudrait plus.
Pierre_Fitzroy 09/05/2018
Merci beaucoup.