Imperial Struggle : conflit pluri-dimensionnel

En 2020, quinze ans après la parution de la première édition de Twilight Struggle, Ananda Gupta et Jason Matthews publient Imperial Struggle. Au cours de l’année 2022, pour le bonheur des wargamers francophones, Nuts! Publishing en a publié la version française. Amateur de Twilight Struggle et de jeux carddriven en général, j’étais donc curieux de découvrir Imperial Struggle, d’autant plus qu’il est localisé en français et que le matériel attire l’œil.

En réalité, Imperial Struggle est plutôt l’héritier spirituel de Twilight Struggle et il traite d’un tout autre conflit : la Seconde guerre de Cent Ans, autrement dit la période entre 1697 et 1789 au cours de laquelle le Royaume de France et le Royaume d’Angleterre se livrèrent un combat constant, sur le plan économique, diplomatique et militaire.

Au cours des quatre tours de guerre et des récompenses diplomatiques et économiques qu’octroie le jeu durant les six tours de paix, chaque joueur tentera de prendre le dessus sur l’autre, en étendant son royaume sur des espaces politiques, de marché et navals et en construisant des forts militaires. À l’occasion des guerres, il pourra également prendre le contrôle de Territoires situés dans les quatre zones du plateau (Amérique du Nord, Caraïbes, Inde et Europe) qui lui garantiront des positions très avantageuses d’un point de vue économique et militaire.

Les tours de paix sont répartis en trois époques qui permettront d’ajouter de nouvelles cartes Événement et de nouveaux Ministres qui, combinés aux tuiles Investissement et Avantage, pourront rapporter de puissants bonus. Ce duel entre la France et l’Angleterre pourra prendre fin de plusieurs façons. Si un joueur gagne toutes les récompenses d’un tour de paix, s’il gagne les quatre théâtres d’une guerre avec la marge maximale, ou encore s’il gagne le nombre maximum de points de victoire de son camp (trente pour la France, zéro pour l’Angleterre).

Le plateau central au début de la partie.

 

L’importance de l’investissement

Contrairement aux jeux card-driven traditionnels, dans Imperial Struggle, on ne jouera pas des cartes de sa main pour effectuer des actions. Au début de chaque Tour de Paix, nous piochons et révélons neuf tuiles Investissement que les joueurs choisissent à tour de rôle pour dépenser des Points d’Action. Ces points permettent de hisser son drapeau ou d’abaisser celui de l’adversaire, ou encore d’effectuer des actions militaires. Il y a trois types de points d’action qui correspondent à des espaces différents sur le plateau.

Les Points Économiques servent ainsi à enlever ou à prendre le contrôle des marchés (les espaces ronds), chaque marché produisant un type de marchandise spécifique (épices, coton, sucre, tabac, fourrures et poisson). On dépense les Points Diplomatiques pour les espaces Politique en forme de losange. La plupart de ces espaces se situent en Europe, hormis les Alliances Locales situées dans le reste du globe. Enfin, avec les Points Militaires, on peut construire ou réparer un fort, fabriquer et déployer une escadre ou encore acheter des tuiles de Guerre bonus.

Les Tuiles Investissement permettent toujours de réaliser une Action Majeure et une Action Mineure. Les points de l’Action Majeure peuvent être utilisés dans plusieurs espaces, pour ôter le drapeau de l’adversaire ou pour placer le sien. L’Action Mineure peut être allouée à une seule utilisation et ne permet pas d’enlever le drapeau adverse.

 

Les cartes Événement permettent de réaliser des actions ou de gagner des Points d’Actions supplémentaires au début de son tour de jeu. On ne peut les jouer qu’à condition de choisir des tuiles Investissement spécifiques, moins puissantes que les autres. Si l’on remplit la condition pour gagner le bonus associé, un événement peut s’avérer très puissant, surtout s’il est joué dans un moment crucial de la partie. La plupart des Ministres ont un ou plusieurs Mots-Clés qui déclenchent le bonus de l’événement. Un Ministre a également une Capacité Spéciale dont on pourra jouir aussi longtemps qu’il reste, face visible, sur notre plateau de jeu.

Les Tours de Paix se divisent en trois époques (Succession, Empire, Révolution). Au début de chaque époque, nous retirons du jeu les Ministres de l’époque précédente pour en choisir des nouveaux.

 

L’un des objectifs que les joueurs poursuivent pendant toute une partie consiste alors à trouver les associations les plus puissantes entre les tuiles investissement, les événements et les ministres. Si l’on réussit particulièrement bien son tour de jeu, on peut alors provoquer des changements radicaux sur le plateau et renverser la situation. La clé du succès réside alors dans la capacité à jouer les événements et à dépenser les points d’action au bon moment, de façon à empêcher la puissance adverse de reprendre le dessus et de contre-attaquer.

 

Abondance ou austérité ?

Pour compléter et accroître la puissance des Tuiles Investissement que nous choisissons, il est également possible de dépenser de la Dette supplémentaire ou des Points de Traité gagnés lors de la phase de Récompense ou pendant une guerre. Toutefois, il ne sera pas possible de dépasser un nombre maximum de Points de Dette, représentés par la Limite de Dette. La période historique modélisée par Imperial Struggle coïncide en effet avec les premières tentatives de rationalisation des dépenses économiques et avec la naissance de la science économique.

La piste de décompte sert à la fois pour suivre les Points de Victoire, la Dette et les Points de Traité. Dans ce cas précis, le joueur anglais a profité du fait que le Royaume de France avait atteint sa Limite de Dette pour conquérir les marchés et les espaces Politique nécessaires à remporter la partie.

 

Si elle est dépensée opportunément, la Dette permet de provoquer des changements majeurs sur le plateau. Mais il faut aussi veiller à ne pas la dépenser trop rapidement car les occasions de la réduire ou de repousser la limite d’endettement sont rares. Au début de la partie, le joueur français peut ainsi avoir tendance à beaucoup s’endetter pour profiter de sa position avantageuse sur le plateau et des capacités puissantes de ses Ministres. Toutefois, s’il ne gagne pas la partie rapidement, il sera rapidement contré par le Royaume d’Angleterre qui pourra s’étendre progressivement en Inde, en Amérique du Nord ou dans les Caraïbes ou prendre le dessus pendant les guerres.

Lors de la première partie, on pourrait ainsi voir la Dette comme une source quasiment illimitée de bonus, mais on s’aperçoit rapidement qu’il s’agit d’un couteau à double tranchant à utiliser précautionneusement. Il faut donc réfléchir aux conséquences que l’endettement peut avoir sur le long terme. Une façon ingénieuse d’utiliser la dette peut par exemple consister dans le fait de prendre le contrôle d’espaces reliés à des Tuiles Avantage.

Ces tuiles, qui peuvent être utilisées une fois par Tour de Paix, accordent des bonus qui peuvent embêter sérieusement votre adversaire : c’est notamment le cas de certains avantages permettant d’engendrer des conflits dans les espaces contrôlés par votre adversaire. D’autres avantages permettent de réduire le coût des actions économiques et politiques ou encore de construire des escadres à un prix réduit. Lorsque le jeu avance et que les puissances sont de plus en plus endettées, le contrôle de ces tuiles peut donc être déterminant pour remporter la partie.

Lorsqu’on utilise une Tuile Avantage ou la Capacité d’un Ministre, on place un marqueur Utilisé pour signifier qu’elles ne seront pas disponibles avant le prochain Tour de Paix.

 

Cent ans de guerres franco-anglaises

Les tours de paix d’Imperial Struggle correspondent à une période historique d’environ dix ans et sont rythmés par quatre guerres : Succession d’Espagne, Succession d’Autriche, Sept Ans et Indépendance Américaine. Chaque guerre est résolue après le tour de paix en cours, d’après la puissance accumulée dans chacun des trois ou quatre théâtres dont elle se compose. Les théâtres de guerre correspondent approximativement aux quatre régions du planisphère et octroient des bonus de puissance qui dépendent du contrôle de certains espaces, de la présence de forts, d’escadres et de marqueurs de conflit, voire de certains mots-clés de nos ministres.

Les quatre cycles d’action de chaque tour de paix servent donc, non seulement à prendre le contrôle des marchés dont les produits seront décomptés à la fin et à être majoritaire dans les régions qui rapporteront le plus de points, mais aussi à préparer la prochaine guerre. Les joueurs disposent en effet d’une Tuile de Guerre pour chaque théâtre. Ils connaissent les caractéristiques de leurs tuiles, mais ignorent celles des tuiles de leur adversaire. En gardant à l’œil la puissance et les effets de leurs tuiles, et les bonus de puissance, ils peuvent ainsi savoir s’ils auront besoin de Tuiles de Guerre Bonus pour améliorer les chances de gagner un théâtre.

À la fin d’une guerre, les joueurs piochent une tuile par théâtre pour préparer la Guerre suivante. Les tuiles sont placées face cachée, mais chaque joueur peut prendre connaissance des effets des siennes.

 

Lorsque la partie avance, les tuiles bonus permettent également de limiter les dégâts, en diminuant la marge de victoire de l’adversaire, ou de prendre un avantage important sur un ou plusieurs théâtres. En effet, chaque théâtre de guerre rapporte un Butin dont les gains dépendent de la marge de victoire. En plus de rapporter de précieux Points de Victoire, certains théâtres rapportent également des Points de Conquête. Ces points permettent de prendre possession des Territoires, des emplacements stratégiques dans les quatre régions inaccessibles en temps de paix, ou à prendre le contrôle d’espaces militaires.

Durant les deux guerres de Succession, les joueurs s’affronteront également sur le théâtre de la Rébellion Jacobite qui peut procurer un avantage récurrent pour le Français : la carte Révoltes Jacobites lui permet en effet de dépenser trois Points Militaires pour gagner jusqu’à quatre points de victoire (chaque victoire Jacobite et espace en Écosse et en Irlande valant un point) à chaque tour de paix. Dans la Guerre de Sept Ans, remporter le théâtre de la Suprématie Navale en Atlantique permet enfin de gagner un bonus de deux points pour la guerre franco-indienne.

 

Conclusion : expérience de jeu et considérations sur le matériel

Expansionnisme agressif et stratégique

La découverte d’Imperial Struggle et de ses multiples combotages entre cartes, dette et points d’action pourra surprendre les habitués des jeux d’histoire. Pour ma part, j’ai été étonné de devoir rechercher l’efficacité et l’optimisation avec des sensations proches des jeux de gestion de ressources. Cette première impression est trompeuse et conduit immanquablement à une défaite rapide. Derrière ces calculs, Imperial Struggle cache un effet un conflit implacable entre deux puissances, le Royaume de France et le Royaume d’Angleterre, qui tentent constamment de prendre le dessus, dans un tir à la corde dont l’esprit n’est pas sans nous rappeler Twilight Struggle.

La proximité avec Twilight Struggle s’arrête là : le caractère multidimensionnel du conflit, l’utilisation particulière des cartes, la résolution des guerres ou encore le rôle des différents types de tuiles font d’Imperial Struggle, un jeu bien distinct et c’est important de le souligner. En effet, les deux factions d’Imperial Struggle font preuve d’un expansionnisme démesuré et calculateur par lequel elles cherchent constamment à accroître leur puissance pour prendre le contrôle des régions les plus importantes et gagner les théâtres déterminants de chaque guerre.

La France et l’Angleterre se livrent donc une guerre systématique et sans merci qui ne s’arrête pas aux seuls conflits armés, mais investit tout autant les dimensions économique et politique du monde. Dans Imperial Struggle, on oscillera donc entre s’étendre le plus possible, et attaquer l’autre pour l’affaiblir et profiter de ses faiblesses. Il faut donc tout à la fois attaquer et résister, planifier et dépenser : autrement dit, tenter de prendre le dessus durant le tour en cours, faire quelques concessions mineures et ne pas perdre de vue que nos choix peuvent avoir des conséquences durables et difficilement réversibles pour la partie.

À la fin du troisième tour, les Français essuient une défaite cuisante, face aux Anglais qui se sont imposés aussi bien dans la domaine commercial que diplomatique et militaire.

 

Si, faute d’avoir su optimiser suffisamment les éléments en notre possession, nous laissons prendre trop d’avance à notre adversaire, il sera en effet très difficile de revenir dans la partie et celle-ci se soldera presque toujours par une victoire automatique. On peut donc avoir le sentiment d’un jeu punitif dans lequel l’aspect win-to-win (et lose-to-lose) est très marqué. En réalité, Imperial Struggle est un jeu exigeant, qui nécessitera plusieurs parties d’apprentissage et dont on a difficilement fait le tour. La courbe d’apprentissage est vraiment importante. Mais elle est aussi gratifiante car, à mesure qu’on joue, on saisit de plus en plus de subtilités et de finesses stratégiques.

Imperial Struggle me convainc moins en revanche d’un point de vue thématique. Il est vrai que, en termes de sensations de jeu, la guerre franco-anglaise est restituée dans sa constance, son agressivité calculatrice et sa démesure. Mais les exceptions et les détails de la règle, le matériel pléthorique ou encore les nombreuses possibilités de combinaisons et d’optimisation empêchent de saisir de façon narrative les événements représentés par le jeu et les véritables implications historiques de nos décisions.

Enfin, s’il est vrai que les populations colonisées avaient un pouvoir d’action et de résistance limité face aux colonisateurs, les alliances locales m’interpelle d’un point de vue éthique : ces espaces politiques situés en Inde, dans les Caraïbes et en Amérique du Nord permettent à la puissance qui les contrôle de susciter un Conflit dans un marché de la puissance adverse, en le rendant inopérant. La résistance opposée au colonisateur est ainsi systématiquement instrumentalisée et manipulée et les populations colonisées n’ont donc pas de pouvoir d’action à proprement parler.

La beauté au prix de l’ergonomie ?

À n’en point douter, je suis conquis par l’esthétique du matériel de jeu : les couleurs pastels du plateau, la représentation du planisphère, les illustrations des cartes. En bref, je trouve qu’Imperial Struggle est un beau jeu et il est d’ailleurs complété par un Livret de Jeu contenant des notes historiques pour chaque carte et pour chaque tuile de guerre bonus. Le travail de recherche et de documentation pour la réalisation du jeu a dû être conséquent et, de ce point de vue, ces notes constituent un excellent point de départ pour l’apprentissage de l’histoire représentée par le jeu.

 

En revanche, je suis dubitatif quant à l’ergonomie de ce même matériel. Les adjacences de tous ces espaces, combinées à la profusion de tuiles de toute sorte et à une quantité considérable d’informations sur le plateau, engendrent une surcharge cognitive qu’on ne surmonte pas, même après plusieurs parties. Les joueurs pourront ainsi être tentés par négliger certains éléments du jeu, surtout lorsqu’ils le découvrent. Par exemple, les récompenses associées aux marchandises se situent tout en haut du plateau et sont difficilement lisibles depuis le bas.

Le matériel de jeu n’offre aucun moyen de tenir à jour la situation de chaque décompte – si vous avez une dizaine de dés rouges et bleus, vous pouvez les utiliser pour vous y aider. Or, il y a huit décomptes par tour de paix, sans compter les quatre guerres. Les plateaux des joueurs offrent un récapitulatif d’ensemble des façons dont il est possible de dépenser les points d’action, mais pour savoir quoi faire de façon claire et précise, il faudra, surtout au début, se référer à la règle.

Les aides de jeu sont un rappel utile des effets et des localisations des tuiles Avantage et des bonus de puissance de chaque théâtre. Mais, au vu du caractère pléthorique du matériel, on peut tout aussi bien finir par s’y perdre. Ce même problème rend la mise en place fastidieuse et la situation du plateau, difficile à juger d’un seul coup d’œil. À mon avis, Imperial Struggle aurait pu bénéficier d’améliorations ergonomiques importantes, même si, au vu de la complexité et de la durée de la période modélisée – plus de cent ans – il s’agit d’un très bon jeu.

Du côté de la version française, la travail de traduction réalisé par Nuts Publishing est professionnel et je n’ai repéré aucune erreur ni imprécision. Enfin, la qualité du matériel est en tout point comparable à la version originale.

Quand pourrai-je y rejouer ?

Sans être complètement conquis par le traitement du thème et les choix ergonomiques d’Imperial Struggle, il n’en demeure pas moins qu’il représente à mes yeux un défi d’optimisation, d’amélioration et de stratégie stimulant. Évidemment, cela ne vaut qu’à condition d’avoir envie de prendre le temps nécessaire à apprendre un jeu complexe et d’y jouer régulièrement. Même s’il me faut faire une pause si je fais des parties rapprochées – voire durant une partie – j’aimerais pouvoir y jouer plus souvent, surtout à la version physique.

Or, je n’ai pas de difficulté à trouver des adversaires pour y jouer en ligne, la plupart du temps en tour par tour, alors même que c’est la solution la moins commode. Trouver des adversaires motivés pour y jouer en face à face s’avère en revanche plus compliqué. Pour une partie à une allure soutenue entre des joueurs familiers d’Imperial Struggle qui ne se termine pas prématurément par une victoire automatique, il faut compter au moins trois ou quatre heures de jeu. Prévoyez plus de temps si l’un des joueurs découvre le jeu : il aura besoin de temps pour apprivoiser toutes les informations et les éléments du plateau et y trouver ses repères.

Bref, si vous aimez les jeux à investissement et que vous trouvez un partenaire de jeu pour le sortir régulièrement, Imperial Struggle saura vous récompenser. J’ai le sentiment de l’apprécier de plus en plus à mesure que j’y joue et le sentiment d’être dépassé par la richesse du matériel et la complexité des règles diminue jusqu’à s’effacer au bout des trois ou quatre premières parties. Ses défauts seraient-ils, tout compte fait, négligeables ?

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