Holding On : aux petits soins de Billy
Holding On: The Troubled Life of Billy Kerr est un jeu narratif qui se joue en dix épisodes, dix parties. Il a fait son petit tintamarre à Essen 2018, où je l’ai acheté par intérêt. J’ai mis bien quatre mois à le décellophaner, et bien plus à y jouer et rejouer… et encore plus à écrire dessus. Voici donc mes impressions, après un long moment à y penser. Rahdo le dit parfaitement dans sa review : « c’est un jeu qui n’est pas dans l’air du temps du j2s moderne. Holding On va à contre-courant de ce qui se fait aujourd’hui : on ne tue pas d’orcs, on ne gère pas son empire. » Et il a bien raison. Parce que qu’est-ce qu’on fait, dans Holding On ?
Note : bien que j’aie acheté Holding On en anglais, une version française est sortie ce printemps, distribuée par Asmodee !
La couleur d’une blouse d’hôpital
Holding On, c’est l’histoire de Billy Kerr, qui donne son sous-titre au jeu (nous y reviendrons). Billy a un AVC en plein long-courrier en provenance de l’Australie et à destination de l’Europe… et il devient mutique, à l’exception de rares épisodes décousus. Vous ? Vous êtes les infirmiers d’un service de soins palliatifs : oui, Billy mourra. Il ne sera pas le meuble (l’étagère) (IKEA/Billy/Étagère. C’est placé, je peux mourir de honte) du service. Et sa fin arrive bientôt. Mais dans ses mots, ses attitudes, vous voyez l’ombre du passé : un passé qu’il vous faut découvrir.
En termes de gameplay, l’objectif est (souvent, car renouvelé de partie en partie) de reconstruire des fresques de la vie de Billy, de tenter de comprendre qui sont ces personnes dont il parle, de recoller les morceaux épars de sa mémoire pour tisser une toile cohérente… tout en maintenant Billy en vie. Car vous ne voudriez pas qu’il parte avec des regrets, si ?
C’est à la fois l’attrait et la difficulté de Holding On : y jouer n’est pas “traditionnellement” fun. Il n’y a pas le plaisir presque enfantin d’un party game, ni le power fantasy qui vous fait vous sentir balaise. Il y a une volonté artistique de vous faire vous sentir impuissant vis-à-vis du monde, de vous plonger dans un univers froid comme une blouse d’hôpital. Mais en même temps, c’est aussi une expérience dans laquelle on se plonge parce qu’on recherche quelque chose, peut-être une sorte de catharsis ludique, celle-là même qui rend les films catastrophe ou d’horreur plaisants au bout du compte.
La vie trouble de Billy Kerr
La vie de Billy est bien particulière par endroits : on comprendra rapidement, par exemple, que les liens avec l’Irlande du Nord (d’où vient Billy) n’ont rien d’anodin. On découvre un paysage méticuleux, iconographié, toujours parcellaire ou appelant un autre souvenir qu’on ne trouvera jamais. Et pourtant, dès la première ou deuxième partie, on a découvert ces fresques. On sait ou on suppose ce qui s’est passé, et cette vie trouble (à tous les sens du terme) n’est pourtant pas complète.
À nous, infirmiers, de compléter. Toujours compléter, non seulement en constituant et reconstituant le puzzle (très littéral) des souvenirs, mais aussi en avançant dans l’histoire et en reconnectant Billy au présent.
Je ne vous gâche pas plus la découverte ; sachez seulement que de partie en partie, les mécanismes évoluent avec l’histoire, de petites choses qui se révèlent ça et là. Prenez chaque partie comme le chapitre d’une histoire, pensez très fort Legacy sans destruction de matériel, pouf ! Vous y êtes.
Aide-soignant : passion métier stressant
Les joueurs, ou infirmiers, vont prendre des rondes lors de la journée pour interroger Billy. Ensemble, en coopération, ils vont décider (sous la houlette de l’infirmier en chef) de répondre à un événement de santé pour Billy, qu’il s’agisse d’une crise majeure ou d’un moment d’accalmie où nous pourrions privilégier son état de santé mentale plutôt que sa santé physique. Où nous pourrions lui parler et tenir sa main plutôt que de se pencher sur les ECG et les rapports d’analyse sanguine. Cela veut dire, aussi, qu’il y aura des imprévus. Des moments durs où il faudra que tout le monde se jette sur le pont, quitte à se stresser et à devoir rester chez soi le jour suivant.
Tous ces mécanismes sont intégrés au jeu et permettent, bon gré mal gré, de faire fonctionner Holding On. Un brin compliqués pour ce qu’ils essaient de faire, mais efficaces, ils parviennent à rendre les lignes de force du jeu : la lutte incessante contre un ennemi imbattable, la quête de sens dans l’urgence.
On ne ressort pas d’une partie en se disant “chouette, je me suis bien amusé !” mais avec le cœur souvent lourd, parfois l’angoisse nous entortillant vaguement les tripes. Et pourtant, on y revient, intrigués.
La beauté vs la fonctionnalité
Si je devais mesurer Holding On en termes purement fonctionnels, j’aurais bien du mal à le défendre pleinement : ses mécanismes ne le rendent pas typiquement marrant et s’avèrent répétitifs. Le thème repousse souvent, l’âpreté mécanique laissant une amertume en bouche. Ce n’est pas là que se trouve la beauté de ce jeu, mais plutôt à un niveau d’interprétation artistique plus élevé, que l’on retrouve dans des projets narratifs comme This War of Mine ou Fog of Love (qu’on décortique là !) ou des mécaniques économiques décortiquées au vitriol comme dans Crisis ou Ponzi Scheme ; Holding On fait partie de ce genre de jeu capable, si on lui en laisse la possibilité, de nous toucher à un niveau plus profond. Et, pour en profiter pleinement, il faut donc être capable de désamorcer ses attentes de joueur moderne, à la recherche de fun instantané : la beauté du jeu, ce n’est pas que ça, et mon temps au chevet de Billy me l’a bien appris.
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elniamor 02/05/2020
Très bel article, merci !