Funforge en liquidation judiciaire — Le dernier mot de son fondateur
Clap de fin pour Funforge.
L’éditeur français Funforge, connu pour Tokaido et Monumental, est placé en liquidation judiciaire depuis le 23 juillet 2025, mettant fin à plusieurs mois de difficultés financières. Les signes de crise remontaient à la pandémie : licenciements début 2024, retards importants sur Monumental, réception très mitigée du jeu Far Cry... Malgré la vente de la licence Tokaido à Stonemaier Games en 2024, qui a apuré une partie des comptes, la société n’a pas pu retrouver l’équilibre. Le tribunal de commerce, après une période d’observation, a acté l’arrêt définitif.
À lire ci-dessous : le dernier mot de Philippe Nouhra, fondateur de Funforge — un texte long, personnel et sans filtre, qu’il nous a adressé suite à notre demande de témoignage et qu’il nous a demandé de publier intégralement. Philippe Nouhra revient avec émotion sur la fermeture, mais surtout sur ce qu’il retient personnellement de cette aventure longue de dix-sept ans :
« Funforge avait dix-sept ans. Presque deux décennies à construire quelque chose qui nous dépassait. Elle n’était pas juste une ligne sur un bilan comptable – c’était un organisme vivant, nourri par la passion de toute une équipe. Et je tiens à le dire clairement : ça n’a jamais été un coup financier. Je n’avais pas de plan de sortie, pas de stratégie pour revendre au plus offrant. La mission, c’était de créer, encore et encore, de continuer à proposer des expériences ludiques qui nous faisaient vibrer. D’ailleurs, en dix-sept ans d’existence, aucun actionnaire n’a touché un centime de dividendes. Tout était systématiquement réinvesti dans de nouveaux projets, de nouvelles aventures. On était là pour créer des jeux, pas pour le jackpot.
On a vécu des moments de grâce absolue comme ces matins où on découvrait les premiers exemplaires d’un nouveau jeu sortis d’imprimerie ou ces soirées de festival où notre stand ne désemplissait pas, ou encore ces messages de joueurs nous disant qu’un de nos jeux avait créé LE moment familial de leur année. Mais on a aussi traversé des tempêtes qui nous ont secoués jusqu’aux fondations. Nous avons connu des sommets vertigineux où tout semblait possible, et des vallées profondes où chaque pas demandait un effort surhumain.
Ces dernières années, les vents contraires se sont multipliés. La distribution est devenue un casse-tête kafkaïen, avec des circuits de plus en plus complexes et des marges qui fondaient comme neige au soleil. Certains paris éditoriaux dans lesquels on croyait dur comme fer n’ont pas trouvé leur public. Pas par manque de qualité, mais parce que l’alchimie mystérieuse entre un jeu et ses joueurs ne s’est pas faite et puis aussi peut-être, soyons sincères, parce que nous avons commis des erreurs et des maladresses. Quoi qu’il en soit, petit à petit, on sentait le sol se dérober.
Quand les difficultés se sont vraiment intensifiées l’année dernière, on a dû se résoudre à vendre Tokaido qui était bien sûr notre joyau. Ça a été un déchirement, je ne vais pas te mentir. Mais au moins, il a trouvé refuge chez Stonemaier Games, et ça, ça me console. Jamey et son équipe sont des orfèvres du jeu de société. Je sais qu’ils feront rayonner Tokaido encore plus magnifiquement que nous n’aurions pu le faire. C’est comme confier son enfant à quelqu’un de confiance – douloureux mais nécessaire, et finalement porteur d’espoir.
Malgré cela nous n’avons eu d’autre choix que d’entrer en redressement cette année. Nous l’avons abordé avec l’énergie du boxeur qui se relève après un uppercut. On y croyait encore, on se disait qu’on allait montrer de quoi on était capables. Mais la réalité du RJ [Ndlr redressement judiciaire], c’est que ça fait peur. Les partenaires prennent leurs distances – c’est humain, je ne leur en veux pas. Les banques se crispent, les fournisseurs demandent des garanties impossibles, même les clients historiques commencent à regarder ailleurs. Quelques irréductibles sont restés à nos côtés – ces gens-là savent qui ils sont, et mon respect pour eux est infini. Mais on s’est retrouvés de plus en plus seuls dans l’arène.
La décision finale est tombée comme un couperet. On ne l’a pas choisie, elle s’est imposée à nous. Et quand tu as investi absolument tout ce que tu avais – ton temps, ton énergie, tes économies, tes rêves – te retrouver face au vide, disons que c’est une expérience qui te transforme. Me voilà aujourd’hui devant une page blanche, sans filet, sans carte. C’est terrifiant, mais bizarrement, il y a aussi quelque chose de grisant dans cette liberté forcée. L’avenir est complètement ouvert, même si je ne sais pas encore de quoi il sera fait.
Par-dessus tout, je refuse de sombrer dans l’aigreur. Ce qu’on a construit avec Funforge, personne ne pourra nous l’enlever. On a créé une maison d’édition qui a compté, qui a marqué les esprits. Tokaido par exemple, peux être te souviens-tu du scepticisme général quand j’ai insisté pour créer cette boîte blanche épurée ? « Ça ne se vendra jamais dans les rayons », « Les gens ne comprendront pas », « Il faut de la couleur, que ça claque et que ça ressorte ! » Et aujourd’hui c’est devenu un classique instantanément reconnaissable, une référence absolue. Cette victoire-là, elle reste.
On a été des explorateurs, des défricheurs. Edition, distribution, adaptations digitales en interne, crowdfunding – on a tout testé ! A chaque fois en partant de rien on s’est poussé dans nos retranchements. Kickstarter, parlons-en ! On s’est pris des volées de bois vert, des critiques assassines, des procès d’intention. Mais on a tenu bon. Chaque contributeur a reçu son jeu, même quand les retards s’accumulaient, même quand les coûts explosaient. Pas une fois on n’a demandé un centime supplémentaire, contrairement à ce qui est devenu monnaie courante. Les conteneurs bloqués – ou dont le prix explosait – les augmentations de matières premières, les erreurs d’impression – tout ça, on l’a absorbé. On a toujours essayé de faire les choses avec honnêteté quoi qu’en pensent les mauvais esprits, et tu peux me croire, tous ces surcoûts ont très largement contribué à précipiter notre fin !
Il y a aussi cette collection incroyable qu’on a amenée sur le marché français : Patchwork, Nemesis, Evolution, et tant d’autres… Chacun de ces jeux porte en lui quelque chose d’unique et de marquant. Ils continueront à créer des souvenirs, à rassembler des gens autour des tables, longtemps après nous. Je me plais à penser que c’est un peu de notre héritage.
Mais tu sais ce qui restera vraiment gravé en moi ? Les gens. Cette communauté extraordinaire qu’on a côtoyé. Les auteurs excités quand ils nous présentaient leurs prototypes, les illustrateurs qui transformaient des concepts en univers visuels époustouflants, les joueurs passionnés toujours prêts à débattre de la meilleure stratégie, les ludicaires qui nous ont soutenus… Cette grande famille du jeu, un peu hétéroclite, parfois pénible, mais toujours passionnée.
À tous ces compagnons de route : merci. Vous avez rendu cette aventure plus grande que la somme de ses parties.
Et puis, bien sûr, il y a aussi et surtout tous ceux qui ont fait partie de l’équipe Funforge au fil des années. Chaque personne qui est passée par chez nous a apporté sa pierre à l’édifice, son talent et son énergie. À tous, du fond du cœur, merci.
Je ressens une petite fierté particulière en voyant où certains sont aujourd’hui : Charlotte qui fait des merveilles à la communication chez Blue Orange, François qui chapeaute la fabrication chez Altered avec brio, Maud qui gère le marketing des studios Asmodee… Nous avons essaimé des talents un peu partout dans l’industrie, et ça, c’est une forme d’héritage qui me touche profondément. Funforge aura été une petite pépinière, un tremplin pour de belles carrières, et j’en suis vraiment heureux car au final, pour moi, ce qui compte vraiment, ce sont les gens.
Funforge était une petite famille, ça restera un souvenir précieux.
Tout cela va terriblement me manquer, bien sûr – et au reste de l’équipe aussi j’en suis certain. Quand février arrivera et que je verrai passer les photos du FIJ de Cannes, quand octobre pointera avec son effervescence d’Essen, il y aura toujours ce petit pincement au cœur. Regarder de loin les stands qui s’animent, les nouveautés qui se dévoilent, les retrouvailles chaleureuses dans les allées… Ça éveillera forcément une mélancolie douce-amère. Ces rendez-vous qui rythmaient nos années, ces moments où toute l’industrie se retrouve, en être désormais spectateur plutôt qu’acteur ne sera pas si facile après tout ce temps à le partager.
Bien sûr que j’ai mal aujourd’hui. Ce serait mentir que de prétendre le contraire. Mais cette douleur cohabite avec une fierté immense et une gratitude profonde. On a osé rêver en grand, on a transformé des idées folles en objets tangibles, on a fait naître des sourires et de la joie sur des milliers de visages. Franchement, qui n’en serait pas fier ?
Et l’aventure continue, heureusement ! Je regarde avec une joie sincère les succès de la scène française : Cocktail Games qui décroche le Graal avec leur Spiel des Jahres (quelle consécration enfin !), Bombyx qui ne cesse de surprendre, Blue Orange qui conquiert le monde, Matagot, inébranlable, Equinox qui révolutionne le JCC avec Altered… La liste est longue et j’adore et adorerai toujours les indépendants qui continuent encore et toujours à faire en sorte que l’industrie ne s’endorme pas. Le flambeau est clairement entre de bonnes mains. Qu’ils continuent à nous surprendre, à nous émerveiller, à prouver que le jeu français a encore de beaux jours devant lui. Forza les gars ! »
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On a beau être réaliste mais la réalité économique mondiale asymétrique est sans pitié.
Comme quoi, faire fabriquer des jeux en RPC ne permet même pas a un éditeur francais, qui a roulé sa bosse, de tenir le coup face à des inepties économiques et réglementaires.
Le covidisme et le fameux « coûte que coûte » a aggravé la situation et la marché béant de l’UE ne protège pas les PME de la zone euro.
Il y a de quoi être amère, surtout quand Funforge a contribué a enrichir le patrimoine du jeu de société à l’échelle nationale et planétaire.
C’est Klaus Schwab qui va être content, puisque le dépôt de bilan des PME est l’objectif du Great Reset (la grande réinitialisation).
Oui je sais… « pas de politique… » et pourtant on en voit les conséquences dans notre environnement économique proche.
Raidden 09/08/2025
Un joli message mais toutes les bonnes choses ont une fin, les mauvaises également.
C’est une bonne chose que les anciens salariés aient trouvé du boulot ailleurs.
fouilloux 11/08/2025
C’est avec une sincère tristesse que j’apprends cette nouvelle. j’ai vraiment aimé beaucoup de ce que Funforge a fait en termes de jeu.
d’Epenoux 11/08/2025
Une bien triste nouvelle. Je te souhaite le meilleur Philippe, à toi et à tes proches.
Moskito 13/08/2025
Un très beau message ! Ça fait bizarre de voir un emblème du jeu français partir…
TERRACOL-CHAMPIN 14/08/2025
On a beau être réaliste mais la réalité économique mondiale asymétrique est sans pitié.
Comme quoi, faire fabriquer des jeux en RPC ne permet même pas a un éditeur francais, qui a roulé sa bosse, de tenir le coup face à des inepties économiques et réglementaires.
Le covidisme et le fameux « coûte que coûte » a aggravé la situation et la marché béant de l’UE ne protège pas les PME de la zone euro.
Il y a de quoi être amère, surtout quand Funforge a contribué a enrichir le patrimoine du jeu de société à l’échelle nationale et planétaire.
C’est Klaus Schwab qui va être content, puisque le dépôt de bilan des PME est l’objectif du Great Reset (la grande réinitialisation).
Oui je sais… « pas de politique… » et pourtant on en voit les conséquences dans notre environnement économique proche.