Fil Rouge : Suivez le fil des frères Prothière

Fil Rouge est la création conjointe de Julien Prothière et Tom Prothière. Julien Prothière est un auteur de jeux de société qui a un talent monstre pour ce qui est des jeux coopératifs (mes camarades vous en causaient d’ailleurs dans cette vidéo DLV consacrée à trois de ses jeux). Il sait identifier ce qui fait un bon jeu du genre, quels sont les défauts qu’il faut briser comme le fameux « effet leader », et cherche constamment des formes de coopérations nouvelles dans chacune de ses créations. Tom est son frère illustrateur et c’est son premier projet ludique. Ensemble, ils ont imaginé ce narratif qui nous démontre que le jeu de société cache encore des champs inexplorés. 

(article garanti sans spoil)

 

Constat : Le jeu de société est un média immensément riche et tous les ans sortent des jeux narratifs.

Mais, qu’est-ce qu’un jeu narratif ?
A-t-on nécessairement besoin de texte pour raconter une histoire ?
Finalement, est-ce qu’un jeu n’est pas narratif par essence ? C’est quelque chose dont je suis intimement persuadé. À mon sens, les jeux qui tentent de me raconter une histoire avec moult textes et moult détails ratent leur objectif la plupart du temps. Je trouve que l’on a souvent affaire à un jeu “barratif”, du baratin narratif, pour ne pas dire bourratif. Je pense à toi, Dilemme du Roi. Bref, si j’ai envie de lire une bonne histoire je prends un bon bouquin ou une bonne BD !

À l’inverse, un jeu comme Paléo me transporte dans la dure lutte pour la survie d’hommes préhistoriques. Pourtant, il n’a aucun texte, juste quelques images. C’est moi et mon groupe qui narrons l’histoire silencieuse, qui la vivons même, de par les actions que l’on mène pour sauver cette tribu d’un sort funeste ou pour rencontrer une autre tribu aux rites étranges, partir à la chasse à la baleine ou encore découvrir des baies étranges.

Voilà comment le jeu me raconte une histoire, parce qu’il me donne des éléments et c’est moi (enfin nous) qui composons l’histoire.

 

Reprenons le fil !

Quand j’ai essayé Fil Rouge (reportage) qui s’appelait alors “Une vie” avec un des auteurs, j’ai été ému comme rarement avec la proposition des frères Prothière. Nous avons un simple deck de 12 cartes que l’on va partager entre les joueurs. La 13e va vous étonner se placer au milieu et constitue le départ de l’histoire. Tout le monde autour de la table peut en prendre connaissance, observer tous les détails de son illustration, la prendre en main, et commencer à imaginer une histoire à partir de cette simple image. Mais que raconte-t-elle ?

Nous ne spoilerons pas plus

 

Nous allons devoir recomposer l’histoire en plaçant nos cartes au-dessus ou au-dessous de cette carte de départ pour définir ce qu’il y avait avant ou ce qu’il s’est passé après.  

 

Partager c’est sympa 🙂 

Maintenant nous allons partager à nos compagnons et compagnes de jeu ce que nous voyons sur nos cartes personnelles, mais il n’y a pas à proprement parler de tours de jeu ici. Les auteurs nous proposent juste de sentir le moment et de raconter ce que l’on voit.

Comme dans Perspectives pour celles et ceux qui y ont joué, sauf que dans Perspectives on est à l’affût d’un détail qui coince, c’est un jeu d’enquête mécanique et… froid. Tandis que Fil Rouge va nous demander de puiser dans toute une échelle d’émotions.

Dans une partie de Fil Rouge on se dévoile, on partage, on donne de soi, on écoute beaucoup aussi les autres – et en même temps on essaie de retisser mentalement l’histoire, et quand on se sent prêt·e, on s’autorise un lâcher prise pour aller placer la carte qui semble être la bonne dans la frise naissante. 

Elle semble être au bon endroit ? Nos amis autour de la table regardent cette nouvelle carte, découvrent des éléments que l’on n’avait pas forcément (bien) décrits, ou qu’ils n’avaient pas forcément intégrés dans le flot des partages, mais ces informations s’entrechoquent avec ce qu’ils ont eux-mêmes en main. Peu à peu, l’histoire commence à se structurer. Vos joueurs proposent une autre image et l’histoire prend corps. Surtout, on commence à percevoir le sujet abordé. Et là, quelques émotions peuvent monter.

 

Ce n’est pas la bonne carte ? Pas de panique, on pourra toujours la déplacer, on risque juste d’avoir une moins bonne fin quand le scénario sera terminé. Cela frustrera peut-être un peu le gamer qui est en nous (mais il faut toujours un peu de frustration pour faire un bon jeu).

Une fois les 12 cartes placées, on pourra, grâce à un système malin de cercle rouge qui servent de détrompeur, vérifier si tout est correct.

C’est fini ?

Non, l’histoire se joue en quatre chapitres. On retrouve notre personnage sur une nouvelle scène, et de nouvelles cartes en main qui vont au début nous laisser un peu perplexes… Mais que s’est-il passé ? Quel rôle a joué ce protagoniste ? Est-ce que tout est réel, ou sommes-nous dans un rêve ? Est-ce une allégorie ? On peut passer à travers des moments de tension, on peut redouter que notre histoire prenne tel ou tel tour, mais l’expérience est aussi parsemée de joie et de connexion. 

 

Reprendre le fil de nos existences…

Fil Rouge s’appelait Une vie dans sa version proto. Cela me faisait penser à la BD Thorgal où les vies sont représentées comme des fils plus ou moins abimés qui vont se casser. Eh bien, c’est un peu comme cela que je visualise ces vies fragiles, tendues, étirées, cassantes.

Thorgal – Au-delà des ombres

 

Ce que j’ai découvert avec la démo de test avec l’auteur (puis ensuite avec le scénario offert nommé « Vieux chêne ») m’avait vraiment donné envie de voir jusqu’où ce système pouvait aller. Maintenant le jeu terminé, je dois dire que c’est un genre très dépendant des personnes à la table. Il faut aussi accepter une certaine lenteur, qui je trouve fait du bien – rares sont les jeux à oser cela, la plupart veulent tout donner tout de suite, quitte à s’écrouler sur eux-mêmes ensuite. On ne se précipite pas, on cherche le mot adéquat, celui qui va aider à la compréhension, on ne veut pas donner des informations au mauvais moment car elles nous semblent précieuses.

Si ces images sont fixes, elles vivent à travers le crayon de Tom Prothière. Il y a quelque chose des codes de la bande dessinée ou du cinéma dans ces images en noir et blanc, d’autant que quelques détails sont rehaussés avec une touche de vert qui accentue, met le focus sur des éléments importants. 

C’est un jeu qui a besoin de ce partage et cette bienveillance à table. Il faut cet état d’esprit pour l’appréhender sans quoi l’expérience pourrait franchement tourner au vinaigre. Il arrive qu’un joueur se dévoile un peu, la dureté de l’image crispe un peu et semble résonner en lui. Car oui, Fil Rouge se veut mature, certaines images sont dures, impactantes. Une image fixe raconte parfois plus qu’une image qui bouge parce que c’est notre encéphale qui recompose l’histoire… et notre cerveau est fécond :). Fil Rouge en filigrane parle d’un traumatisme et je n’en dirais pas plus pour vous laisser le plaisir de la découverte.

 

Fil Rouge scénario de découverte

 

Oui comme un jeu d’enquête, comme un Backstories, une fois l’histoire terminée, une fois que l’on a relié tous les fils, on ne peut plus rejouer et on est un peu triste parce que l’on a vécu un moment déjà terminé. On peut le regretter, mais c’est ainsi, et c’est pour ça qu’il faut d’autant plus en profiter, savourer, prendre son temps et pas courir vite vers la sortie.

Comme une œuvre imparfaite je trouve que par moment on peut perdre un tout petit peu la tension émotionnelle pour chercher du détail mécanique pour nous aider à nous y retrouver dans le fil ; mais j’imagine grandement la difficulté pour maintenir cet équilibre tout en ayant un game design propre et fonctionnel. 

Fil Rouge est une expérience où la mécanique tente de s’effacer derrière l’histoire. Surtout, il se place dans le registre des émotions, nous prend par les sentiments, nous chahute, nous bouscule, et finalement explore un terrain encore assez vierge. On a hâte de voir ce que les prochains scénarios vont nous donner et suivre ce fil rouge. 

 

 

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6 Commentaires

  1. Stéphane il y a 2 jours
    Répondre

    Sacré promo de tartine émotionnelle d’un jeu d’enquête pas spécialement original et joué en mode tutoriel.

    Les frères doivent être sacrément sympa.

    J’ai joué cette démo également.

    C’est fonctionnel, comme un petit jeu d’enquête très bon et méconnu « Enquête Express » , mais ici sans texte… Avec ce que ça apporte d’avantage et d’inconvénient immerssif (l’immersion reste légère, malgré la dityrambe qui s’étale dans le billet ci-dessus).

    Il fait penser à un Micro Macro en plus lent et plus mécanique, avec informations asymétriques.

    Je préfère d’assez loin des jeux plus immerssifs, plus narratifs, plus longs.

    Sherlock, Guilty 1 et 2, Chronicles of Crime, Detective, et quelques autres.

    Je lui préfère également Enquête Express, que je trouve plus efficace et ludique dans ce format.

    Et enfin, j’ai eu l’impression de lire un « test » de Alice is Missing tant le propos semble entendre que les joueurs ont la main sur l’histoire et qu’il peut se passer des choses presque aussi intense que dans un jeu de rôle. C’est tout simplement faux.

    Ca reste efficace, mécanique, et narrativement d’un bon niveau. Mais si ce jeu mérite l’éloge ci-dessus alors bien d’autres en méritent autant… Ou plus.

    A essayer avant de se laisser hyper. C’est sympa mais clairement pas neuf, ni débordant d’émotions que tu peux-pas-comprendre-avant-d’avoir-essayer.

    • atom il y a 2 jours
      Répondre

      Justement ce n’est pas une enquête mais une histoire que l’on partage en commun et que l’on vit et d’ailleurs je trouve que le nom du proto (une vie) était plus adapté. Du coup je comprends les attentes et la déception si vous cherchez un jeu d’enquête. Moi c’est précisément l’aspect enquête qui m’a gêné dans le jeu, je préfère quand on joue dans le registre émotionnel et que l’on découvre ce qui est arrivé à ce jeune garçon.

      Attention la démo est très courte, là où le jeu se joue sur 4 chapitres et a un développement différent, mais le jeu ne vous convaincra pas plus si vous cherchez un jeu d’enquête. Dans ce cas il n’y a pas mieux que Détective en effet 🙂

      Pour moi, on n’est pas obligé d’être d’accord ,mais Fil rouge c’est le genre de jeu qui dépend beaucoup des joueurs à la table et de leur implication. Vous parlez de Alice is missing que j’ai découvert assez tardivement et j’y allais vraiment à reculons, mais on a passé une bonne après-midi, on a tous incarné les personnages et insufflé nos personnalités, jouer un rôle etc. Et j’ai été agréablement surpris et ça fait longtemps qu’on a joué mais je me souviens très bien de toute la partie, de la résolution et même certains moments forts. Probablement qu’un joueur de Jdr trouve ça plus fade, ça dépend de son vécu, de ses attentes, de sa culture ludique aussi.

       

    • Shanouillette il y a 1 jour
      Répondre

      « Sacré promo de tartine émotionnelle d’un jeu d’enquête pas spécialement original et joué en mode tutoriel. Les frères doivent être sacrément sympa. »

      Je me dois de réagir à ce sous-entendu qui me fait mal au cœur. Peut-être que l’article n’était pas assez clair là dessus mais avant d’écrire ce « Just played », Atom a joué au proto sur un salon (oui, avec les auteurs), puis à la démo gratuite du Vieux chêne, puis a joué et terminé le jeu édité, L’ombre du tigre. Il n’est pas du genre à se laisser hyper parce que les auteurs sont sympa ni à écrire un tel article après un simple tutoriel. Ce n’est juste pas qui il est, et ce n’est juste pas comme ça que nous envisageons notre rôle sur Ludovox. Et j’en profiterais pour rappeler si besoin que personne ne gagne de l’argent chez Ludovox sur la publication d’un article : la Rédac est indépendante. Il ne s’agit en aucun cas de “promo”.  


      Alors, on est d’accord, il vaut toujours mieux essayer un jeu pour se faire son avis et le confronter à nos attentes : c’est toujours le meilleur moyen de savoir s’il est fait pour nous. Si Atom s’est laissé toucher par Fil rouge, il y a plein de raisons qui peuvent nous faire passer à côté. Les comparaisons avec tous les jeux d’enquête cités me semblent assez clairement révéler que vos attentes ne correspondaient pas avec l’expérience proposée. Il ne s’agit pas d’un jeu d’enquête. C’est autre chose. Donc si, il propose “quelque chose de neuf”. On peut ne pas y être sensible, mais personnellement je le vois plus comme un The mind narratif, où il faut sentir le bon moment pour parler. C’est cette sensibilité là que l’article tente de rendre compte. Et pour le côté “ce n’est pas débordant d’émotions”, c’est très personnel là aussi, vu le sujet abordé dans L’ombre du tigre, certaines personnes peuvent être submergées, c’est déjà arrivé.  

       

  2. Flemeth il y a 2 jours
    Répondre

    J’apprécie aussi cette « lenteur » que tu mentionnes, devenue si rare dans les JdS où il faut vite jouer, vite s’amuser, vite passer à autre chose. C’est un élément de Fil Rouge que j’ai aimé également, cette rencontre entre les joueurs, qui ont des sensibilités différentes, un sens de l’observation souvent différent, autour d’un moment calme. Par contre. Je me pose la question de la limite d’un jeu de format familial, que l’on est en droit de penser divertissant, mais qui peut laisser de (lourdes) traces émotionnelles. Je pense que ce jeu peut déstabiliser certaines personnes, qu’il engendrera certainement des discussions, et qu’il n’est pas pour tout le monde (l’éditeur avertit d’ailleurs l’impact qu’il peut avoir sur certaines personnes). Pour ma part j’ai largement préféré Perspectives, que j’ai trouvé plus léger et plus joli graphiquement.

    • atom il y a 2 jours
      Répondre

      Justement est-ce que le jeu peut être autre chose que divertissant, ne peut-il pas aller dans d’autres directions. Et nous choquer, nous questionner, nous bousculer, jouer avec nos sensibilités comme tu le dis. C’est là ou il devient autre chose.

      Dans d’autres médias, je pense à la BD par exemple tu vas avoir des choses légères et divertissantes et d’autres beaucoup plus dures, avec des sujets comme la fin de vie, le handicap, etc. A titre personnel j’apprécie justement quand une BD ou toute œuvre me questionne, on ne peut certes pas dire que c’est “divertissant”, mais c’est enrichissant. J’aime quand même après la lecture, je suis encore dans mes pensées, j’y pense ça m’obsède,j’aime quand j’apprends des choses.

      Et si un jeu peut faire ça et bien chapeau. J’adore l’idée que ça engendre des discussions et que l’on ne pense pas pareil, que selon son vécu on n’ait pas les mêmes approches. J’avais envie de parler de Fil Rouge parce que je trouve que c’est une vraie prise de risque et que ça mérite d’être mis en avant en tant que tel.

       

    • atom il y a 2 jours
      Répondre

      J’ai été très déçu de Perspective, parce que c’est beau, c’est bien fait, mais c’est froid c’est mécanique, je me fous complètement de l’histoire qui est juste là pour créer des énigmes, c’est un jeu à énigme en fait. Le dosage d’une couleur, ou l’angle d’un rayon de lumière, ça me laisse froid, je ne parle même pas des personnages qui n’ont aucune consistance, je me fous royalement de leur vie,ils ne me touchent pas, ils ne sont que du papier.

      En jeu d’enquête, je n’ai jamais trouvé mieux que Détective et je suis “triste” à l’idée  que je ne pourrais jamais y rejouer, que c’est fait, c’est passé. Avec Detective ils ont créé un jeu ou tout entre en résonance, les personnages ont des comportements normaux, les enquêtes ne sont pas bêtement alambiquées, il y a des raisonnements logiques à avoir et mieux encore il y a un suivi dans les enquêtes, parce que le monde s’arrête pas entre chacune d’elles, les personnages agissent encore en filigrane. Dommage que les autres jeux de la série soient mauvais. 

       

      Je trouve que le jeu de société n’arrive pas à faire des personnages crédibles, avec des évolutions, une psyché, peut être parce qu’il s’enferme dans un côté divertissant, Guilty tente un peu cette approche, et y arrive plutôt pas trop mal, même si ça reste superficiel.

      Maintenant à travers ce message et le suivant, on touche du doigt une chose, c’est que de toute façon on est façonnés par nos goûts, nos attentes, on ne recevra pas une œuvre de la même façon et il n’y a pas de vérité absolue.

       

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