Cryptide : La course à la déduction
Les jeux de déduction pure ne sont pas monnaie courante dans le monde ludique. Cryptide fait partie de ses rares jeux. Conçu par deux nouveaux auteurs dans le milieu, Ruth Veevers et Hal duncan, il a pas mal fait parlé de lui sur quelques réseaux sociaux. La thématique originale des cryptides, aka les créatures imaginaires dont certaines personnes supposent l’existence tel le Yéti ou le monstre du Loch Ness, a probablement joué en sa faveur.
Certains disent même l’avoir vu en vrai… mais est-ce que la vérité est à la hauteur du mythe ?
Le Mythe
Bien qu’il semble au premier abord surprenant et original, Cryptide n’est pas le premier de son espèce. Il s’avère en fait une suite spirituelle de jeux comme Mystère à l’Abbaye ou plus récemment Sherlock 13 : un jeu où chacun possède une partie de la solution et où il va falloir poser des questions à voix haute aux adversaires en sachant que tout le monde entendra la réponse. Tout l’enjeu sera donc de trouver la bonne question à poser au bon moment pour acquérir de l’information plus rapidement que les autres. C’est un puzzle collectif où il faut faire tomber les pièces des autres plus rapidement qu’ils ne font tomber les vôtres.
Là où Cryptide apporte sa petite pierre à l’édifice, c’est en ajoutant à cette course à la déduction une composante spatiale. On cherche à localiser un monstre sur une carte, et à mesure que nos investigations progressent l’étau se resserrera autour de lui. Beaucoup feront le rapprochement avec Tobago qui lui aussi demandait aux joueurs et aux joueuses d’éliminer mentalement certaines zones du plateau pour localiser une case précise. Pourtant, ce n’est pas vraiment la même chose dans le fond : Tobago était un jeu d’opportunisme avant tout, là où Cryptide possède une solution à trouver et s’axe à 100% sur de la déduction.
Logique et déduction pure, c’est sûrement là la meilleure recette pour vous faire bouillir les neurones, d’autant plus si vous avez du mal avec la visualisation spatiale et les méthodes de raisonnement déductif ! Comble de la surchauffe neuronale, le jeu ne nous donne rien pour prendre des notes, vous allez donc refaire la même déduction à chaque tour dans votre tête. (L’éditeur propose des feuilles de déduction à imprimer pour soulager ce point, dommage qu’il n’ait pas souhaité l’inclure plutôt dans l’édition de base.)
La Réalité
Il existe tout un panel de types de jeux de déduction. Cryptide est de ceux qui font passer le raisonnement avant l’instinct. Il est quasiment impossible et très souvent inutile de vouloir mettre en place un bluff ici. Tous les éléments du jeu, en particulier les questions que l’on pose aux adversaires, sont très fermés et codifiés. Pour moi, ce contrôle total sur la situation manque d’un petit quelque chose, j’aime mieux « sentir » les choses que de les connaître à coup sûr dans ce genre d’expérience. Il aurait peut-être été préférable de rendre les questions et les possibilités plus ouvertes, comme Mystère à l’Abbaye avait su le faire en son temps.
L’inconvénient ici, c’est que le gameplay se base sur de la compétence déductive pure et que tout le monde n’est donc pas égal devant ce jeu. C’est d’autant plus dommage que le titre brille vraiment à 4 ou 5 joueurs/joueuses quand les indices sont bien éparpillés (on évitera ainsi des parties qui se finissent en 3 tours). Bonne chance pour trouver autant de personnes avec un niveau équivalent en déduction.
Il y a une part d’inconnu dans le jeu et lorsque l’on posera des questions aux autres, il y a vraiment une forme de chance en début de partie si l’on tombe pile sur un enchaînement de cases qui permettent de débusquer rapidement l’indice de l’adversaire qu’on interroge. C’est disons une forme de « pifomètre contrôlable » puisqu’on choisit à chaque tour qui l’on va questionner, ce qui devrait donc se rééquilibrer au fur et à mesure de la partie (si elle ne finit pas en 3 tours et si on joue avec des personnes de même niveau..!). On tape au hasard, on regarde si ça fait mal, et en fonction de ce qu’il se passe on réfléchit sur qui on va taper ensuite.
Si le jeu est du genre à faire mal à la tête, il n’en reste pas moins plutôt court et on aura tendance à enchaîner les parties. Il n’y a d’ailleurs pas vraiment de complexité inhérente aux règles, le tout est aussi minimaliste qu’un jeu japonais, même si on notera tout de même quelques manque d’élégance sur certains points dans l’écriture. À noter que pour ceux qui ont une calculatrice dans la tête et qui trouvent le jeu trop simple et trop court (j’avoue que c’est mon cas), le mode difficile offre tout de même plus de fil à retordre.
À quoi il ressemble en vrai ?
Les graphismes du jeu suivent le style minimaliste du game design : formes géométriques simples, claires et efficaces. On est loin de la poésie proposée par la couverture de la boîte, ce qui peut décevoir à l’ouverture. Néanmoins la thématique a au moins l’avantage d’être plutôt cohérente avec le gameplay, bien que l’on puisse très rapidement l’oublier.
Côté édition, à mon goût il y a assez peu de choses à dire sur le matériel, ni en bien, ni en mal, disons que le job est fait proprement. Le seul point assez remarquable étant la présence abondante de sachets « ziplock » pour vraiment trier à outrance chacun des éléments. J’ai beau être de la team anti-thermoformage, là je trouve ça un peu excessif.
Au final…
Bien que Cryptide soit très enthousiasmant à première vue avec son thème vendeur, la désillusion peut rapidement nous tomber en pleine figure. Petit-fils d’une ancienne lignée de titres de déduction, il peine à rendre le genre plus accessible en étant un jeu avant tout hyper cérébral, assez sec et pas si instinctif. Au final tous les petits écueils qu’il cumule le font passer de « très bon jeu » à simple « jeu correct ». On le retiendra donc plutôt pour les quelques plus qu’il saura apporter, en particulier son minimalisme et sa composante spatiale (à noter que L’île au trésor offrait cet aspect spatial en étant plus vivant narrativement, mais pour sûr, il n’avait pas l’économie de règles de Cryptide).
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Groule 17/04/2020
Merci pour l’article. Tout à fait d’accord avec l’inégalité des joueurs devant ce jeu qui sollicite uniquement la capacité de déduction. Un esprit fort en déduction explosera tout le monde 100% du temps, ce qui n’est pas fun du tout. Par contre, si comme tu dis, le groupe de joueurs est homogène à ce niveau, le plaisir de jouer est grand !
LePionfesseur 20/04/2020
Merci pour ton commentaire 🙂
Shanouillette 17/04/2020
Oui ça résume assez bien mon impression itou.
Umberling 17/04/2020
L’exercice mental a été plaisant pour moi et j’y rejouerais volontiers, mais j’admets avoir largement préféré l’Île au trésor dans le genre, qui avait un vrai thème : Cryptide m’a déplu par son côté « remue-méninges habillé d’un thème sexy ».
Umberling 17/04/2020
Donnez-moi plus de thème et de fun, DAMMIT !
LePionfesseur 20/04/2020
Ah oui sous le prisme de la thématique c’est le jour et la nuit entre les deux x)
matga 17/04/2020
Les 2 sont différents : Ile au trésor peut accepter un peu d’imprécision (l’épaisseur de trait…..)/ hasard si vous partez du mavais côte au debut et manipulation du matériel . Alors que Cryptide est 80% deduction 20% bluff (poser une question sur une zone que vous savez non bonne pour tromper les adversaires…) avec des gens de niveau similaire c est un vrai plaisir
Tuin 18/04/2020
Salut Pionfesseur,
Cool, une nouvelle critique qui appelle aux commentaires ! 🙂
Une précision, pour commencer : les feuilles de prise de notes sont l’apanage du localisateur en langue française (Origames). A ma connaissance, Osprey Games ne propose pas ce support. Ce qui explique sans doute pourquoi ces feuilles sont absentes de la boîte (à juste titre, à mon sens).
Pour ce qui est de ce qui me paraît être le coeur de la critique (Cryptide est un jeu de logique pure, les joueuses ne sont pas égales devant cette habileté et bonne chance pour en trouver 4 d’un niveau comparable), cela paraît un peu tarte à la crème comme argument. N’est-ce pas le cas pour tout jeu qui requiert une habileté quelconque, comme la négociation (Bohnanza), la pensée stratégique (Diplomacy), la planification sous contrainte (Âge de la Renaissance), la maîtrise de la polysémie (Codenames) ou même le calcul mental (Agricola, Mégawatts) ? En un mot comme en cent, tout jeu dont la composante principale est l’agôn n’implique-t-il pas par construction une inégalité de la population humaine face à l’expérience qu’il propose ? Il faudrait alors, à tout le moins, démontrer que cette habileté (de raisonnement logique) est significativement moins fréquente dans la population humaine pour en déduire la matérialité de son échec ?
L’Acariâtre 19/04/2020
Je plussoie Monsieur Tuin ! Tout jeu est une compétition de compétences obtenues hors du jeu.
Umberling 20/04/2020
Pour autant, Cryptide n’a pas vraiment de mécanisme de rattrapage et ne fait appel qu’à une seule compétence. C’est en partie son élégance, son charme épuré, certes, mais quand d’autres jeux parviennent à mitiger la compétence pure à l’aide de mécanismes additionnels ou en mélangeant les compétences nécessaires pour jouer, Cryptide fait le choix de l’élitisme. Et il est facile de voir comment le jeu peut enterrer un joueur peu compétent : on est vraiment dans la mesure stricte de la compétence et c’est ce qui crée le fun du jeu. Si on prend Dominion, qui est pourtant très intensif en terme de compétence requise et de mesure, on a aussi un aspect exploratif de « tiens, ça fait quoi cette synergie ? » « Et si j’essayais de panacher ces cartes qui à première vue ne fonctionnent pas très bien ensemble ? » « Dois-je réagir (et comment, le cas échéant) face à mes adversaires qui embrayent une stratégie très typée ? » Cryptide ne donne qu’un ensemble d’infos à interroger et à gérer à chaque tour…
Shanouillette 20/04/2020
+1
c’est une compétence pure et dure qui est mesurée ici, en tout cas dans mon expérience, ce fut vraiment mon ressenti, d’un exercice de déduction abstrait et cérébral, sans fun ni feeling, sans habilités annexes ou jeu social, sans dimension immersive non plus, ou quoi que ce soit venant enrichir l’expérience globale par touche ou de façon transverse ; d’où le côté « sec » mentionné dans l’article. Après, le jeu, basé sur une idée extrêmement intelligente, peut très bien toucher son public s’il a devant lui des joueurs de même niveau à même d’apprécier ce type de défis, mais il laisse bien peu d’espace à l’ouverture.
LePionfesseur 20/04/2020
Pas mieux.
Même si ma phrase va effectivement un peu vite en besogne et qu’en effet chaque jeu n’est qu’une affaire d’inégalités face à des compétences, mon article se base avant tout sur le ressenti qu’apporte le jeu.
En l’occurence beaucoup de jeu arrivent à maintenir l’illusion de contingence, l’impression que l’on fait des choix significatifs alors qu’en fait l’issue de la partie est prédéterminée à l’avance une fois le paquet de cartes mélangé et les joueurs assis à la table (d’un point de vue déterministe).
Cryptide essaye de se faire passer pour ce genre de jeu mais au final se complait dans le casse-tête pour informaticien ou pour résolveur de Sudoku qui ne récompense que la logique pure et rien d’autre.
-Nem- 20/04/2020
Je suis ok avec tout ce que vous dites. Mais je rajouterai que l’ouverture c’est aussi du point de vue des joueurs que ça peut se passer. Chacun a des compétences et des domaines ou il est plus à l’aise que d’autre. Mais pour autant on peut apprécier sortir de sa zone de confort, ça représente un challenge qui peut justement être autant amusant que déroutant. Le tout est d’y jouer avec un groupe de joueurs à niveau égal oui.
La frontière entre l’élitisme et l’épure me semble mince en tout cas 🙂
Tuin 23/04/2020
« Cryptide essaye de se faire passer pour ce genre de jeu »
Je pense qu’il s’agit d’une interprétation. Le livre de règles est parfaitement explicite sur la nécessité de raisonner de manière logique, sur le déterminisme de la solution – et sous-entend qu’il existe probablement une suite optimale de questions pour résoudre chaque carte. Seul le grand nombre de possibilités à calculer empêche un cerveau humain de le concevoir au début de partie.
En outre, si mon interprétation est exacte, cela veut nécessairement dire qu’il n’y a donc aucun effet de gain d’expérience pour Cryptide. Et par conséquent, on ne peut pas « sentir » le jeu au bout d’un certain nombre de parties – ce que d’autres jeux proposent dans leur expériences cumulées.
On entre et on sort de Cryptide avec la même compétence en déduction logique. Alors qu’on entre et on sort de Perudo avec un gain d’expérience significatif sur les distributions de résultats aléatoires et la lecture de bluff de ses amis.
Hammer 20/04/2020
Je n’ai pas pratiqué le jeu, mais c’est une vraie critique comme je les aime. Je ressors de la lecture de l’article avec une très bonne impression globale du jeu et de ce qu’il propose, sans connaître le détail des règles mais en sachant tout de même ce que vaut le matériel, et surtout ce que l’auteur a ressenti et son avis, tranché mais argumenté, tout le contraire d’un péremptoire « c’est d’la m**** » ou d’un laconique « ce jeu est génial ». Je note aussi que l’article reste malgré tout concis, au contraire de certaines pseudo-critiques qui se perdent dans les méandres des détails de règles et me laissent totalement sur ma faim. J’aime beaucoup. Bravo à l’auteur.
LePionfesseur 20/04/2020
Merci ça me fait bien plaisir 🙂
-Nem- 20/04/2020
Merci pour cet article. Perso j’arrivais pas à savoir si ce jeu était fait pour moi. J’ai eu la chance de l’essayer et je dois dire qu’il me correspond plus que l’île au trésor, que j’ai tendance à trouver trop long. Pour autant j’en ai pas fait l’acquisition car je me suis dit que j’aurai du mal à le sortir, pour la plupart des raisons que tu évoques.
Par contre je rejoins Tuin et Acariatre sur l’argument de l’égalité des chances 🙂
LePionfesseur 20/04/2020
Merci pour ton commentaire ! D’accord avec toi sur l’île au trésor qui est trop long (du moins je dirais plutôt qu’il est trop lent).