Cléopâtre et la Société des Architectes – La gloire ou les crocodiles ?
Cléopâtre et la Société des Architectes est à l’origine un jeu sorti en 2006 chez Days of Wonder. Ce titre n’ayant pas toujours fait l’unanimité (on verra un peu plus bas quelques raisons pouvant expliquer cela), les auteurs prennent leur revanche 12 années plus tard dans une version revisitée, proposée l’an dernier dans une campagne de financement participatif sur Kickstarter. Elle parait aujourd’hui en boutique, éditée par Mojito Studios (voir le trailer en VO) et localisée par Lucky Duck Games.
Pour qualifier simplement l’équipe de conception, nous avons ici « du lourd » : Bruno Cathala que l’on ne présente plus (Five Tribes, Kingdomino, Abyss pour ne citer qu’eux), Ludovic Maublanc qui est aussi un ténor du jeu de société (Cyclades, Mr Jack, Ca$h’n guns…), ainsi que Miguel Coimbra pour les illustrations (7 Wonders, Small World, Cyclades…). Nous partons déjà sur des bases solides !
Alors qu’en est-il de cette nouvelle version, est-elle convaincante, le jeu valait-il une réédition ? C’est ce que l’on va tenter de voir !
Un remake d’Astérix et Cléopâtre ?
Pas vraiment ! Mais durant ma période de découverte du jeu et de rédaction de cet article, j’ai été happé d’un air musical ressurgi de l’enfance… Vous savez, ces fameuses notes qui ont décidé de tourner en boucle dans votre cerveau et qu’il est impossible d’éjecter. Je vais évidemment partager ce délicieux fléau avec vous de ce pas, il peut servir d’ambiance pour lire le reste de l’article, effet garanti !
Dans Cléopâtre et la Société des Architectes, vous incarnez un des architectes au service de Cléopâtre. Votre objectif sera de construire à sa demande son plus beau palais jamais réalisé. Vous serez mis en concurrence avec d’autres architectes sur le même chantier. Chaque construction vous rapportera des scarabées d’or et le vainqueur sera celui qui en possèdera le plus. Pour accélérer vos travaux, vous pourrez emprunter les voies de la corruption en faisant appel aux adorateurs du dieu Sobek, ou en vous fournissant au marché noir. Mais attention, chacune de ces opérations vous fera gagner un jeton Corruption. Si vous en possédez trop en fin de partie, vous perdrez tout et serez jeté aux crocodiles !
Bon, après relecture, on peut quand même y voir un petit clin d’œil à Numérobis dans tout ça !
Les mécaniques : ok, c’est un jeu… Mais est-ce un GROS jeu ?
Première constatation, qui fait d’ailleurs parler de ce jeu : la taille de la boîte, imposante pour ce tarif (dans les 55€). Cela est évidemment dû à la vingtaine de figurines en plastique qui composent le palais. On reviendra plus loin sur le matériel mais parlons d’abord un peu des mécaniques.
D’abord, sachez que le livret de règles est très clair, aéré et agrémenté d’exemples. Sa lecture est loin d’être un calvaire. Il se boit plutôt comme du petit lait. Question complexité, ne vous fiez pas à la taille de la boîte, nous avons affaire à un jeu relativement simple, aux parties d’une durée avoisinant 1 heure, destiné aux familles comme je le disais en introduction, mais aussi aux joueurs amateurs.
Comme pour de nombreux jeux, il y aura quelques retours aux règles lors de la première partie pour mieux comprendre les récompenses associées aux constructions. Ensuite, tout roule. On pourra regretter l’absence de résumé relatif aux Amulettes de corruption sur le verso de la fiche d’aide par exemple, ce qui va obliger à ouvrir le livre de règles à chaque fin de partie (comptage des points de victoire).
Pour vous donner une idée générale, je vous décris ci-dessous les principales mécaniques qui forment le cœur du jeu. Autrement, ce Ludochrono vous résumera les règles en quelques minutes.
Les tours de jeu sont rapides puisque vous ferez le choix entre deux actions : se rendre au marché ou à la carrière.
- Se rendre au marché permet de se fournir en ressources : on choisit une colonne de cartes parmi l’offre du marché, on l’ajoute à sa main, puis on réapprovisionne le marché avec la pioche. Les colonnes s’agrandiront donc à mesure que les joueurs ne les choisiront pas.
- Se rendre à la carrière permet de construire une ou plusieurs pièces du palais. Pour cela vous devrez défausser les ressources de votre main en fonction de la pièce choisie, et vous la placerez sur l’aire de jeu. Chacune vous rapportera plus ou moins de Scarabées d’or (comprenez « points de victoire ») en fonction de l’endroit ou du moment où vous la poserez. Par exemple, construire une Porte Principale rapportera 5 scarabées +1 par Mur de Colonnes directement relié à la porte.
Au-delà des actions, la seconde mécanique principale du jeu repose sur le concept de corruption. Deux raccourcis sur le plateau du marché vous permettront de réaliser plus facilement vos constructions, mais vous feront gagner des jetons Amulettes de corruption :
- Certaines cartes ressource (rouge) sont issues du marché noir. Elles vous offrent le double de ressources, mais si vous les utilisez, vous gagnez une amulette.
- 5 Adorateurs de Sobek vous proposent leur service, avec leur tarif inscrit dessous. Au début de votre tour, vous pouvez faire appel à l’un d’eux, mais idem, ils vous feront gagner des amulettes. Par exemple, le Vizir fous fera jouer les deux actions en un tour, le Mendiant vous fera piocher directement 4 cartes, ou encore le Marchand réduira vos coûts de construction. De bons accélérateurs, qui ne viennent pas sans contrepartie. Après avoir fait appel à l’un d’eux, vous déplacerez sa tuile en fin de ligne, rendant leur tarif plus élevé pour les joueurs suivants. Ne laissez donc pas une aide précieuse à bas prix à vos adversaires !
Ces Amulettes de corruption sont glissées dans votre petite tirelire en carton de la forme d’une pyramide. Leur comptabilité ne sera pas si facile, car en fin de partie, chacun déduira de son lot le nombre d’amulettes du joueur qui en a le moins. Les amulettes restantes réduiront alors vos points de victoire suivant un barème et surtout, si vous en avez 8 ou plus, Cléopâtre vous jettera aux crocos et s’en sera fini pour vous ! On peut ainsi mener durant toute la partie et perdre brutalement lors du décompte final.
On retrouve donc des mécaniques que vous avez pu voir sur les Aventuriers du Rail (2004 – Alan R. Moon) dans la dépense de cartes en mains pour réaliser des actions et de Sobek (arrivé plus tard chronologiquement, en 2010) pour le système de corruption, du même auteur.
D’autres petites mécaniques viennent créer des mini compétitions au sein du jeu, comme par exemple la pose de tuiles Mozaïque des Dieux sur le jardin surplombant le palais, ou encore l’offrande aux Grand Prêtre en milieu de partie, où chacun va miser une petite partie de ses points pour que le vainqueur puisse défausser quelques Amulettes de corruption. Je ne les détaille pas plus, mais elles agrémentent le jeu sans toutefois le bouleverser ni l’alourdir.
La partie va se terminer lorsque 5 des 6 groupes de pièces du palais seront entièrement placés. On fera alors avancer Cléopâtre sur la 5e case de son parcours et elle donnera alors son verdict !
Serez-vous un architecte convaincu ?
À l’image d’un Aventuriers du Rail, la mécanique autour de la construction et défausse de main n’est pas sujette à de grandes planifications stratégiques. Si on ne va pas brûler ses neurones, ne vous méprenez pas toutefois : entre les différentes pièces du palais sur lesquelles vous pouvez vous orienter et l’offre des services des Adorateurs de Sobek, votre sens de l’opportunisme sera mis à l’épreuve. Il ne faudra pas s’acharner sur vos plans en espérant que la pioche vous sera favorable, mais plutôt savoir flairer ce qui sera le meilleur investissement à réaliser en fonction de votre main et du contexte de la partie. Ce côté intelligent, tactique, forçant l’adaptation m’a paru bien réussi. En tant qu’amateur de jeux de stratégie, j’y ai personnellement trouvé mon compte.
Deuxième aspect qu’il me semble important de mentionner : c’est un jeu où il y a au final peu d’interaction. Ce n’est pas un défaut en soi, mais un aspect qui peut être clivant selon les joueurs. On va surtout chercher à maximiser son gain de Scarabées d’or en occupant les meilleurs emplacements encore disponibles avant que les adversaires ne le fassent.
On va par exemple réfléchir au meilleur moment de placer un Sphinx : si je le pose trop tard, un autre joueur risque de placer le dernier Sphinx, terminant la série et remportant une plus grosse récompense. Il pourrait même directement placer un obélisque en suivant, dont la récompense est proportionnelle au nombre de Sphinx déjà en place… Il est donc judicieux de prévoir les possibilités des adversaires en fonction du nombre de cartes qu’ils ont en main. On peut également vouloir faire appel à un Adorateur de Sobek afin qu’il parte en dernière position de l’offre, ce qui augmentera fortement son tarif pour nos adversaires.
L’interaction s’arrête là. Il y a donc dans ce jeu peu de risques de voir vos plans s’effondrer, d’autant plus que les possibilités d’actions pour vous rattraper sont plutôt nombreuses, entre les 6 catégories de structures à construire. En tout cas moi, ça me va 😉 .
Qui dit Cléopâtre dit grand palais !
On l’a vu, la boîte et la quantité de matériel sont surprenants. En bon écolo que je suis, j’aurai peut-être suggéré un peu plus de sobriété (un petit plateau agrémenté de cubes en bois ?). Certes, cela aurait mécaniquement fonctionné mais n’aurait probablement pas fait l’affaire en termes de plaisir de jeu et d’immersion. En effet, la construction concrète de ce palais fait partie intégrante du plaisir de jouer et demeure cohérent avec la thématique, car elle illustre l’ambition démesurée de Cléopâtre. Il faut le reconnaître, le résultat posé sur la table est tout aussi imposant que divertissant.
En ce qui me concerne, je ne suis absolument pas fan de boites remplies de plastique, et je suis fervent défenseur du « 100% bois, papier, carton » dans les jeux de société, mais je comprends ici qu’il s’agit d’un parti pris lié au thème, c’est un choix éditorial que personnellement je respecte et qui pourra toucher un certain public.
Par contre, il faut noter que si la quantité de matériel fournie au tarif proposé est impressionnante, la qualité des cartes est décevante. Les versos présentent des variations de teintes, elles sont très fines et une simple maladresse suffirait pour les plier en deux. Je recommande aux joueurs quelque peu exigeants de se munir de sleeves adaptés (compter 92 cartes de 56×87 mm). De même, certaines pièces du palais en plastique sont fragiles. Pour ma part une de mes Portes Principales s’est cassée dans la boîte, le temps d’un transport.
Enfin, le rangement de la boite est un autre aspect un peu désagréable du jeu lié à ce matériel. Malgré une fiche résumée expliquant comment caler les pièces et les thermoformages étape par étape, c’est une galère. Compter 10 à 15 minutes au moins pour agencer la boîte et il faudra malgré tout improviser ou refaire des essais !
Quelles évolutions depuis la version Days of Wonder (2006) ?
Pour ceux qui se poseraient la question, j’ai mené ma petite enquête. Tous les aspects du jeu, matériel et mécanique, ont subi des réajustements plus ou moins profonds. Dans l’ensemble, cette nouvelle version conserve les mécaniques clés de base et les structures du palais (nombre, types), mais le gameplay a été simplifié, amélioré, et les choix stratégiques rendus plus intéressants (oui, tout cela à la fois !). C’est plutôt un résultat à féliciter :
- Les structures sont identiques mais leur design a été revisité, plus imposant, plus assumé.
- Le nombre et le type de chaque carte ressource a été équilibré
- La mécanique des Adorateurs de Sobek a été complètement modifiée : avant on mélangeait des cartes Personnage Corrompu parmi les ressources, ce qui rendait leur utilisation très aléatoire. Maintenant on a un système de 5 tuiles coulissantes sur un plateau dédié, toujours disponibles. Un système classique mais intuitif et qui fonctionne très bien.
- Les dés du Grand Prêtre qui donnaient une petite lourdeur dans le gameplay ont été retirés : désormais l’étape d’offrande se fait à un moment fixe dans le jeu, plus simple !
- La construction des structures est bien plus libre : exit la pénible liste de courses à retenir par cœur (2 artisans + 1 bois + 1 marbre + 1 lapis pour fabriquer une porte…) menant à des situations frustrantes où l’on manque souvent de quelque chose. Désormais, on pense au travers d’associations intuitives (2 artisans + 3 ressources identiques pour fabriquer cette même porte). Pour moi, c’est ici que s’est jouée la principale amélioration du jeu.
- Les récompenses associées aux constructions sont moins alambiquées et un peu plus malines dans l’ensemble. On va d’avantage réfléchir à placer une structure plutôt qu’une autre.
- Enfin, le livret de règles est plus clair et plus allégé, comme expliqué plus haut, très accessible.
Ces retouches ayant toutes un effet positif, on ne peut que constater le résultat : cette version est objectivement meilleure que la précédente !
Le bilan : on couvre d’or ou on jette aux crocos ?
Cléopâtre et la Société des Architectes, 2e édition, est pour moi une réussite. Il satisfera les amateurs de jeux familiaux (y compris les enfants de 10 ans et plus) comme les joueurs dits « familiaux + », à la recherche d’une petite profondeur stratégique mais prêts à investir un peu plus pour une boîte fournie en matériel. Il opte pour des mécaniques relativement classiques, qui ont fait leurs preuves. Le gameplay qui en résulte est agréable, fluide, sans donner non plus l’impression de rejouer aux Aventuriers du Rail. Des vétérans pourront cependant avoir une impression de déjà-vu qui les pousseront à passer leur chemin.
Enfin, il se range parmi les « curiosités ludiques » de par cet assemblage d’un palais aux dimensions quelques peu démesurées, ce qui s’avère malgré tout amusant et plutôt plaisant. On pourra se questionner sur la nécessité de tant de matériel mais c’est à chacun d’en juger. Pour ma part, c’est validé. Je n’hésiterai pas à le sortir pour le faire découvrir à mon entourage. Allez, à la diète les crocos !
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TheGoodTheBadAndTheMeeple 19/11/2020
Je vais poser la question qui tue, et que je ne lis pas ici. Est-ce que la surproduction, et donc le prix associe (cher) va faire entrer le jeu dans les familles ? puisqu’il est familial… je ne pense pas.
Pour moi, il ne satisfera pas une partie des backers et est trop cher/gros/volumineux.
atom 19/11/2020
Il est pas si cher que ça au final puisqu’il est à 60€ prix public. On est clairement dans un jeu surproduit, mais en même temps ça sert le jeu, du coup je sais pas. ça fait un bon jeu et un bel objet, mais plus pour une famille de joueurs.
Groule 19/11/2020
(il est a 54€ en ligne). Bonne question. L’avenir le dira. C’est un pari de la part de l’éditeur. La version Days of Wonder s’était bien vendue (mais un peu moins chère) donc il peut y avoir des surprises. S’il est abordé comme un bel objet ludique, il peut susciter l’envie d’être acheté.
Frédéric Ochsenbein 25/11/2020
Est ce que des adeptes de Sob…de la précédente version l’ont essayé? Parce qu’à la lecture du test je note :
* Bon point que la refonte du système d’adorateurs et de construction
* un nouveau système de corruption qui n’a pas l’air aussi fun. Avant la tension était à son comble puisque le joueur ayant le plus d’amulettes de corruption finissait aux crocodiles ^^.
* Les dés de la grande cérémonie ajoutait une tension lié à cette corruption puisqu’on ne pouvait pas savoir si grande cérémonie il y aura ou pas.
Certes de l’aléatoire mais qui collait bien à ce jeu familial fun (enfin nous c’est ce qu’on aime en lui ^^).
Groule 25/11/2020
Merci de ton retour Frédéric !
En effet c’est un point que j’aurai pu ajouter dans la liste : ici on n’est jeté aux crocos qu’à partir de 8 amulettes à la fin partie. Pour te donner mon ressenti : les crocodiles paraissent moins menaçants. Car il faut ici tirer pas mal sur la corde pour y avoir droit. Sur les quelques parties que j’ai jouées, personne n’a fini comme ça pour l’instant (mais j’ai joué avec des joueuses et joueurs « safe »). Peut être qu’avec de l’expérience, on apprend à flirter un peu plus avec les limites.
Donc comme tu le sous-entend, cette version est peut être moins sujette à l’aléatoire et plutôt dans l’anticipation, sans doute un choix des designers.
Qu’en pensent les autres ? ^^