Bonfire : Feu de joie ou pétard mouillé ?

L‘ami Zuton et moi-même avons joué à Bonfire, le dernier jeu de Stefan Feld, auteur que nous apprécions tout particulièrement tous les deux. Le jeu a d’ailleurs fini sur la troisième marche du podium du Diamant d’or, prix honorant les jeux pour joueurs chevronnés. Qu’en avons-nous pensé ? Notre retour dans cette discussion à bâtons rompus pour ce Just played à deux voix en mode « on débriefe ! ».

 

 

Atom : Parlons d’abord de la « patte » Feld si tu veux bien. Dans ce nouveau titre, on retrouve les propositions ludiques habituelles de l’auteur, notamment cette salade de points qui fait que quoi qu’il arrive, que l’on gagne ou que l’on perde, on aura le sentiment d’avoir fait quelque chose. L’école des fans ludiques ! 😉  C’est un auteur qui sait trouver le juste dosage pour que le jeu soit intéressant à la fois pour le joueur connaisseur (celui que l’on nomme pompeusement « expert ») et le joueur moins habitué. Les jeux de Stefan Feld sont souvent très attendus… il faut dire qu’il a une patte particulière. Pour toi, qu’est-ce qui le caractérise ?

Zuton : La première idée qui me vient à l’esprit pour caractériser les jeux de Stefan Feld serait “moche, mais bon” ! Encore que les illustrateurs et éditeurs ont bien amélioré son image ces dernières années avec des productions ludiques plus attrayantes au niveau des graphismes (je ne parle pas de Carpe Diem 🙁  ) . Et Bonfire s’inscrit bien dans cette lignée, puisque le jeu est magnifiquement illustré et doté d’un beau matériel. La force de ses jeux ne se trouve pas dans un thème fort ni immersif, mais plutôt dans des mécanismes novateurs, bien huilés et équilibrés alors même qu’il propose souvent de la salade ludique pour engranger les points de victoire ! Il arrive toujours à nous surprendre en inventant un petit truc sympa. Bref, les jeux de Feld se caractérisent par un penchant du côté stratégique avec une interaction faible, pour autant bien présente, le plus souvent de manière indirecte, avec de multiples voies à cheminer pour prétendre à la victoire. Et ce Bonfire montre bien la patte ludique de l’auteur avec un peu de tous ces éléments. 

 

 

Atom : Un thème un peu onirique fait de feux de joie, de gnomes et de prêtresses qui réalisent des processions, d’îles que nous partons explorer, c’est pas si courant chez Feld. On a une ambiance mystique, même l’illustration nous vend du rêve. Personnellement j’étais heureux de voir un jeu avec un univers original, si on excepte Luna (2010) ou Aquasphere, les jeux de Feld proposent souvent des thèmes assez classiques à base de villes (Bruges, Macao, Strasbourg),  ou historiques (Notre Dame, Jorvik, L’année du Dragon, Trajan). Ça change. Au final, si j’apprécie l’effort, on se rend vite compte que l’on est dans un jeu surtout très mécanique : le thème étant superficiel, il est vite relégué au second plan. 

Zuton : Oui, comme d’habitude dans la majorité des jeux de gestion, on oublie (trop) rapidement le thème pour se concentrer sur notre développement, surtout les premières parties au cours desquelles on doit intégrer les règles et les imbrications des différentes actions. À ce niveau-là, le jeu s’éclaire rapidement, car on comprend vite l’utilité de chacune de nos actions. Elles sont bien décrites par des icônes et résumées dans l’aide de jeu de notre grande tuile planification dans laquelle s’insèrent nos tuiles rectangulaires d’action. La nouveauté étant le petit jeu délicieux dans le jeu : une sorte de Tetris pour générer ses tuiles actions !

Si je devais résumer le jeu, je dirais qu’on va pouvoir générer des tuiles action que l’on va dépenser pour réaliser différents types d’actions d’exploration dans les îles pour y gagner des tuiles Mission et rapatrier des gardiennes, recruter des gnomes experts (pouvoir permanent) ou des sages (donnant des PV immédiats), effectuer une procession ou utiliser le grand brasier pour récupérer les indispensables portails et autres bonus. Et toi, qu’as-tu pensé de la mécanique ?

 

 

Atom : Ce système de tuiles actions, je le connaissais de Luna, du même auteur, et je l’appréciais déjà beaucoup. Dans Bonfire, on gagne ses tuiles actions en combinant les tuiles destin sur son plateau. Cela n’a l’air de rien, mais c’est ludique, on prend une tuile disponible et on la place sur notre plateau de manière totalement libre : si on recouvre des bonus on les récupère. On récupère aussi des jetons d’actions correspondant à la tuile posée et si on positionne notre tuile Destin de sorte à que cela corresponde à une ou plusieurs icônes identiques (comme sur la photo ci-dessus), alors on prendra plus de tuiles actions. Évidemment, comme de coutume dans ce genre de jeux, il faudra optimiser son placement. Ces tuiles permettent de réaliser les actions donc en prendre beaucoup c’est bien, mais autant avoir celles dont on a besoin. Encore une fois, Feld parvient, avec une simple mécanique, à faire quelque chose de ludique, des petits dilemmes tout en ayant un contrôle sur le hasard. 

Zuton : Tu as raison, le hasard réside seulement dans le tirage des cartes gnome expert et des tuiles chemins, ainsi que le placement initial aléatoire de nos tuiles destin dans notre plateau de planification. Le joueur a le total contrôle des opérations avec peu d’aléa puisqu’on connaît les missions dès le début de la partie.

Ces Tuiles rondes Mission acquises lors de nos voyages maritimes sont très importantes par leur couleur et leur complexité à résoudre, elles sont très nombreuses, variées et déclinées en 3 niveaux et 3 couleurs. Cet élément semble d’abord apporter une certaine rejouabilité. Chacune demande de remplir un objectif bien spécifique qui oriente ainsi notre stratégie et qui parfois se combine bien avec l’agencement de nos tuiles. 

Atom : Ces tuiles Mission, je les ai trouvées indispensables. On comprendra vite qu’elles sont un passage obligé et l’apparente liberté ou la richesse du jeu est surtout cachée par de l’analyse de la mise en place. Sur ma première partie, j’ai trouvé cela plutôt frais, mais ensuite j’ai compris que je devais analyser le plateau central, ces tuiles missions, mes tuiles Destin, les cartes Gnome, tout ceci pour planifier mon jeu. Du coup, j’ai eu la sensation de faire la même chose à chaque partie, de m’adapter à la mise en place.

Zuton : En effet, réaliser certaines actions est indispensable et donne des enchaînements d’actions répétitifs, au sein d’une partie, et d’une partie sur l’autre, comme le fait de devoir construire au préalable des chemins pour ensuite y déplacer nos gardiennes, ou l’obligation du voyage et la réception des missions pour prétendre au placement de l’un de nos novices au haut conseil. 

 

 

De la même façon, d’une partie à l’autre, on a tendance à toujours effectuer les mêmes séquencements : recruter des gnomes en début de partie pour bénéficier de leur pouvoir au plus tôt, puis aller chercher une mission simple avec un premier voyage maritime, la réaliser pour l’un des gros bonus du haut conseil, puis aller chercher une seconde mission plus difficile et en adéquation avec notre développement, la réaliser…

Non seulement on a l’impression de réitérer le même schéma mais on a aussi l’impression que nos adversaires répètent la même chose ! 🙁 Cet effet de répétition, accompagné d’un thème auquel je n’ai pas trop accroché, a nui chez moi au plaisir de jouer à Bonfire. J’ai ressenti cette sensation négative dès ma première partie, et je n’ai jamais réussi à m’en débarrasser lors des parties suivantes.

Atom : Pourtant c’est le type de jeux que tu aimes bien, non ?

Zuton : Oui, et j’avoue pourtant que le jeu présente bien des atouts au niveau des mécanismes bien imbriqués qui devraient convaincre les amateurs de jeux de gestion, et une direction artistique réussie (mise à part le déplacement imprécis des navires sur les nœuds). Mais voilà, l’étincelle trop faible n’a pas réussi à allumer un brasier en moi.

Les différentes actions sont finalement simples une fois leur pouvoir assimilé, donnant un jeu assez épuré mais malheureusement un peu trop linéaire à mon goût. Bien que j’apprécie optimiser le Tetris pour générer les tuiles action et se tenir à une stratégie dictée par la réception de nos Missions variées, le goût de reviens-y n’est donc pas du tout apparu, bien au contraire. 

 

Atom : Je te rejoins sur le côté automatique du jeu. On retrouve des gimmicks limitants un peu artificiels : il faut déplacer nos prêtresses sur le chemin, que l’on construit de la gauche vers la droite, mais les portails, eux, sont réalisés de la droite vers la gauche, si bien qu’on ne pourra pas tout faire. J’ai adoré ce système de tuiles à la Tetris en revanche. Le thème un peu foutraque ne m’as pas dérangé, je prête un peu moins d’intérêt au thème dans un Eurogame, je vais plus m’intéresser aux mécaniques. De plus, on sait que ce n’est pas le point fort de Feld.

De mon point de vue, ce jeu avait tout pour me plaire : ces tuiles Mission me rappelaient les tuiles Tâche de Bora Bora, du même auteur et que j’adore. On sait que tout le gameplay passe par la réalisation de ces tâches, mais Bora Bora offre plus d’interaction. Les joueurs peuvent faire gripper la machine, et jouer le petit grain de sable qui force les autres à s’adapter. Dans Bonfire, je trouve que l’on reste assez focalisé sur son plateau, l’interaction existe, mais est anecdotique

Néanmoins j’ai beaucoup apprécié la proposition ludique même si elle nous a lassés après plusieurs parties. Peut-être parce qu’à force, avec le temps, on ne se laisse plus convaincre aussi facilement, peut-être qu’aussi on ressent une lassitude avec ces jeux qui proposent finalement de l’analyse de mise en place et que l’on aimerait interagir plus finement avec son ou ses adversaires.

 

Article écrit à 4 mains avec Zuton

À lire aussi : Bora Bora, le Test complet

 

LUDOVOX est un site indépendant !

Vous pouvez nous soutenir en faisant un don sur :

Et également en cliquant sur le lien de nos partenaires pour faire vos achats :

acheter bonfire sur espritjeu

13 Commentaires

  1. Nissa la belle 05/06/2021
    Répondre

    Je ne connaissais pas ce format. J’ai trouvé très intéressante cette discussion autour d’un jeu. C’est vivant, agréable à lire et cela permet de donner un éclairage assez poussé sur un jeu sans le critiquer ou l’encense directement.

    • atom 05/06/2021
      Répondre

      Oui, nous aussi on trouve ça agréable à faire, mais pour que ça fonctionne il faut deux points de vue différents ou complémentaires sinon ça fonctionne pas. Il devrait y en avoir d’autres 🙂

  2. Grovast 07/06/2021
    Répondre

    D’habitude je fais le blasé de service, mais là je dois dire que je vous trouve sévères les amis.
    Ce que vous dite est vrai : des aspects du jeu sont certes un peu scriptés, et on ne peut pas ignorer certaines actions. Oui, il faudra bien faire des missions à un moment donné, et oui, comme personne n’est bête, tout le monde commence par une « facile ». Et oui, l’acquisition d’un avantage permanent (gnome Expert) est évidemment plus prisée en début de partie qu’à la fin.

    Mais d’une part, très peu de jeux de gestion évitent cet écueil, et d’autre part, il reste pas mal de latitude sur les bords. On doit choisir quels axes « jouer à fond » parmi plusieurs, voire se réorienter en cas de pépin.
    Car des grains de sable dans la machine et de l’interaction, pour ma part j’en voit pas mal. Chiper la mission parfaite pour le voisin est bien méchant. Remplir avant les autres les Missions du conseil pour les novices neutres est une sacré course. Pareil pour les sages, leur prise se fait dans un timing à estimer en fonction des adversaires.

    Au final, je trouve perso que c’est un Feld très très solide, bien meilleur que ce qu’il a fait depuis un moment.
    Merci pour la review sans concession ceci dit 😉

    • atom 07/06/2021
      Répondre

       

      En ce qui me concerne, (je ne peux pas parler pour Zuton) c’est pas vraiment être blasé, j’ai vraiment pris du plaisir à y jouer, mais au bout de quelques parties (7 ou 8)  je m’en suis lassé. J’y ai vu une certaine routine. Pour autant j’ai beaucoup apprécié la proposition ludique ou du moins, certaines parties de la proposition ludique, par exemple le tétris pour gagner des tuiles.

      Sur l’interaction, je ne dis pas qu’elle n’existe pas, mais qu’elle est faible, alors oui on peut chiper une tuile tâche (ou mission), mais as t’on vraiment l’intérêt de le faire ? Perdre une action pour juste embêter un joueur, c’est perdre du temps pour pas développer son jeu non ? Sur les sages je te l’accorde. Pour ma part, la ou elle me fait le plus couiner, c’est le brasier, et souvent c’est par accident, un joueur tourne le brasier pour prendre la tuile portail qui lui convient et du coup décale la roue et la tuile que je DOIS prendre n’est plus disponible. Quand je joue et que je me soucie assez peu de ce que font les autres, sauf de manière sporadique, j’ai tendance à me dire que l’on a une faible interaction.

      Je suis d’accord avec toi c’est un Feld solide, mais peut être pas assez (pour moi) au regard de sa production et finalement de mes goûts ou de ma recherche ludique. Rien n’est à jeter, c’est un bon jeu, mais il est évident qu’à force on a des exigences, j’imagine que je l’aurais découvert avant Bora Bora, j’aurais un retour plus doux.

      • Grovast 07/06/2021
        Répondre

        Oui bien sûr, chiper une mission n’a de sens que si tu es à peu près dans les clous pour la faire. Et heureusement quand même.

        J’avais oublié le brasier qui en effet fait pas mal couiner lui aussi.

        C’est assez facile de regarder qui veut quel type de portail puisqu’on doit les obtenir dans l’ordre, et donc de savoir si tu es en concurrence avec quelqu’un pour ceux de la prochaine case. Mais en effet, ça tourne aussi/principalement de manière imprévisible 😉

        Je comprends tout à fait ce qui te plait dans Bora Bora : forte tension pour remplir une tâche à chaque manche, établissement d’une ligne stratégique plutôt en cours de partie et non dès le départ, adversaires encore plus blocants.
        Malgré des gènes en commun, Bonfire est finalement très différent, justement parce que ces missions sont visibles d’emblée et que tu peux déjà rêver à tes enchainements avant même de jouer ton premier coup.

        • Grovast 07/06/2021
          Répondre

          J’ajoute : s’il a tenu 7 /8 parties avant de te lasser c’est déjà bien.

          Il y a peu de jeu où je pourrais enchainer autant de parties sur un temps assez court sans ressentir l’envie de faire une pause. Ils se comptent sur les doigts d’une main, vraiment.

          • atom 07/06/2021

            En fait, sur un jeu comme ça, si on veut réaliser une critique sérieuse, il faut se donner le temps de jouer et rejouer, pour éviter le retour à chaud. Donc 7 ou 8 parties ça reste raisonnable et normal. Surtout que la dessus on n’en a fait plusieurs à deux (couvre feu oblige) Et dans cette configuration ça va assez vite.

  3. Olivier Sanguy 07/06/2021
    Répondre

    Je rejoins Grovast sur l’interaction et plus on y joue plus on la rend méchante. Ainsi, il est possible pour certaines missions/brasiers de les rendre impossibles à réaliser par l’adversaire… une fois que c’est placé sur son plateau bien sûr et qu’il ne peut pas s’en débarrasser. Un belle interaction bien frontale. Le conseil est aussi un lieu d’interaction car au regard limité des actions pour vraiment bien scorer, interdire l’accès à une seconde action bonus identique du Haut Conseil en y plaçant avant un(e) autre un Novice neutre est également un coup qui peut faire très mal. Au passage, on peut comboter en enchaînant les Novices neutres en réussissant en cascades les Missions du Conseil (action bonus donc plusieurs possibles sur son tour). Et du coup aussi accélérer la fin de la partie et couper l’herbe sous les pieds aux autres (car les 5 tours peuvent passer vite). Article très sympa à lire en tout cas.

  4. TheGoodTheBadAndTheMeeple 07/06/2021
    Répondre

    Comme l’ont dit @grovast et Olivier, J’ai deja joue 5 parties dans les 4 configurations 1 2 3 et 4 joueurs, et c’est pour moi un des meilleurs Feld sur le marche, pour mes gouts.

    Son design est loin de la liberte d’un Trajan, plus proche du tunnel d’un Aquasphere avec moins de frustration quand meme.

    Y a pas de de ! ALELUIA !

    L’interaction est indirecte assez forte mais subtile et plus controlable a 2 qu a 4 mais a 4 il est essentiel de louvoyer, voire d’avoir de quoi s’adapter sans quoi nos chances de l’emporter peuvent etre detruites par les actions d’un autre joueurs, sur les objectifs principalement.

    Est-ce qu’on a interet a prendre un contrat a qqn d autre ? oui, car on joue beaucoup d’action dans le jeu, tout cela depend de nos tuiles et de notre position sur le board.

    • atom 07/06/2021
      Répondre

      Oui bien sur que ça peut être intéressant de prendre un contrat, mais il faut aussi que ça soit réalisable pour nous ou que l’on ait la fin en ligne de mire. On a pas mal d’actions, mais la fin survient quand même assez rapidement, donc perdre des jetons (encore faut-il les avoir) pour une action qui sert à gêner l’autre, je suis pas certain que ça soit gagnant. Mieux vaut se concentrer sur sa partition.

  5. Zuton 07/06/2021
    Répondre

    Effectivement, j’ai eu du mal à rentrer dans le jeu à la découverte du thème alambiqué peu emballant alors que magnifiquement illustré (et qu’on s’en moque pour un Feld d’habitude, non ?). Le tetris m’a bien plus mais j’ai finalement peu accroché au jeu. Je suis bien conscient que je rame à contre-courant car il plait beaucoup aux plus grand nombre et il est doté de qualités indéniables, au point de me demander si je n’aurais pas atteint le point de non retour du joueur blasé, aigri par trop de parties solo à cause du confinement et sur la pente sénilo-ludique du « c’était mieux avant ». Heureusement, je me suis rassuré en appréciant dernièrement Praga et Red Cathedral : ouf, je suis sauvé (jusqu’à la prochaine crise…)

Laisser un commentaire