Aventuriers du Rail Legacy – Légendes de l’Ouest : on a pris le train de la hype

Les Aventuriers du Rail sont un grand classique du jeu de société moderne. Sorti en 2004, ce jeu d’Alan Moon s’est vite vu érigé au panthéon des grands, et surtout, des jeux passerelle. Sur la base d’une boucle de gameplay simplissime, ¡Aventuros al Tren! (eh oui, il en a plein des petits noms, ce jeu) propose de prendre des cartes Ticket, qui donnent des points si un trajet donné est résolu (et en font perdre si ce n’est pas le cas), des cartes Wagon, ou de jouer les cartes Wagon pour placer des rails sur une route (jouer autant de cartes Wagon que de tronçon, et de la couleur du tronçon siouplaît). J’ai longtemps esquivé ce Ticket to Ride et sa légion de déclinaison, par peur de ne pas aimer ce grand classique sans doute. J’ai fini par essayer, trouver ça bien, et effacer la partie de ma mémoire. Parce que je fais de la place pour les nouveautés. Et puis en début d’année, un monsieur d’Asmodee représentant Days of Wonder nous parle de Ticket to Ride Legacy – Les Aventuriers de l’Ouest. Le souvenir remonte, lentement, et je commence à me projeter. Carte qui se déploie, complexité qui arrive doucement, nouveaux mécanismes sur une base très solide : les cases sont cochées une par une à la vitesse de l’éclair. Et l’été dernier, nous commençons la campagne avec Fred et Natosaurus.

 

Spoilers : je limiterai les spoilers au maximum mais je ne me priverai pas si cela sert l’article. 

Un point de départ dont on sent bien qu’il va être augmenté.

 

 

Des p’tits trous, des p’tits trous…

Votre première partie ressemble à une partie des Aventuriers un peu classique, ou plutôt, des plateaux Ville : vous aurez peu de wagons, vous jouerez vite. Un peu seulement, vous avez une compagnie à votre couleur, qui, lorsque vous placez sur des rails de cette couleur, donne un menu bonus de 2 points. Des grandes villes vous font piocher lorsque vous vous y connectez – ce détail n’est pas si anodin, car, de partie en partie, la carte s’agrandit (au bout de 3 ou 4 parties, vous respirez déjà beaucoup plus, comme dans un ADR pays). Cela permet donc de limiter le nombre de tours passés à piocher, tout du moins au début, et de réserver une plus grande portion de la partie à faire des choses plus cools. 

Le grand changement vient des tickets. Les tickets, aka des contrats, sont à marquer lorsqu’accomplis. Chaque ticket peut accueillir un certain nombre de poinçons, limitant les parties trop similaires, et faisant évoluer la chance de récupérer certains objectifs : si tout le monde se concentre sur les objectifs petits bras du nord-est des États-Unis, on va vite aller vers un épuisement de ceux-ci. Façon subtile et efficace de vous forcer à regarder toutes les zones du plateau, et pas seulement celles où vous avez vos marques. On a aussi la possibilité, grâce à ces tickets, de récupérer des cartes postales (une par partie seulement, par souci d’équilibrage). 

Ces cartes postales sont un des axes narratifs forts du jeu (je reviens sur la narration plus tard), mais aussi un biais fort d’asymétrie. Elles proposent des objectifs à réaliser en cours de partie (relie ces deux villes, dépense une carte Locomotive, révèle ton objectif et marque-le) ou des pouvoirs (dont je ne parlerai pas pour ne pas gâcher de jolies surprises, mais souvent impactants et dont on est invariablement jaloux). On s’est même demandés si certains pouvoirs n’étaient pas beaucoup plus avantageux que d’autres, sachant que les cartes postales rapportent entre 6 et 12 points en général. D’aucunes font même 18 points !

Lors de la fin de chaque partie, un petit rituel annexe au scoring prend place : on s’attribue des employés et diverses cartes Rôle donnant chacune un bonus non négligeable (le perdant commencera et terminera invariablement la partie suivante, par exemple). Mais on découvrira également une autre portion du plateau, avec ses nouvelles règles. Fait notable, un peu comme dans My City, les modules de règle peuvent être amenés à disparaître. C’est particulièrement intéressant pour ne pas noyer les joueurs sous les règles ; entre l’accessibilité initiale du titre et ces choix, on n’est clairement pas dans un Legacy qui met en difficulté côté règles. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a ni tension ni choix important.

Tous les États-Unis, on a dit tous, même les fictionnels !

 

Parlons d’ailleurs un peu de ces modules de règle : ils arrivent sous formes d’autocollants à apposer au livret de règles, de cartes supplémentaires, et d’autres composants dont nous ne vous parlerons pas trop pour ne pas vous gâcher la surprise. Ils proposent de nouvelles façons de faire la course, des façons de franchir des obstacles différentes, des risques à prendre en décalant certaines actions ou en valorisant les longs tronçons… En termes de plaisir,  ils ne sont pas égaux et l’un de ces modules fera penser à ce que Catane a de pire à offrir (si vous savez, vous savez) : non content de rajouter plein de manipulation en partie, il peut s’avérer, dans certains cas, véritablement injuste. Pour autant, certains de ces déblocages de ces contenu apportent vraiment un effet waouh (et vu le waouh causé, on en voudrait plus).

 

Le level design des États-Unis

La carte se déploie donc sous les yeux des joueurs, avec ses petits biais : plein de grandes villes sur la côte Est, des tronçons plus longs au milieu… Les choix sont certes en perpétuelle évolution, mais proposent souvent des alternatives difficiles. Les joueurs doivent souvent choisir de prendre du temps en début de partie pour récupérer des objectifs, et s’efforcer de les accomplir ensuite, ou d’abord réaliser leurs tickets initiaux pour ensuite en repiocher. Mais par quel bout commencer ? Celui qui est occupé par les autres joueurs, histoire de ne pas se faire bloquer, ou alors on se taille la part du lion en prenant les mêmes routes ailleurs ?

 

Ces questions apparaissent, invariablement, à chaque partie, et sont également nuancées par tous les addendums aux règles proposés par la campagne : ah, tel élément valorise les tronçons longs. Ah, prendre tel chemin me permettrait de choisir la couleur de la voie. Ah, tel autre chemin fait piocher car il est relié à une grande ville, me permet de réaliser une carte postale, me rapproche de tel autre ticket, me fait donner des points à un autre joueur… les situations sont à la fois extrêmement variées et extrêmement intelligibles : on ne se pose que rarement la question de ce que l’on doit faire : on se pose plutôt la question de comment le faire, et de quel pan du jeu est le plus urgent.

À quoi sert ce pion gris ? 🙂

 

Des événements se déclenchent à intervalles irréguliers, typant le gameplay. Au tout début, je pestais contre ce type d’événements. C’est une façon de rajouter du contenu, de le changer la typologie du jeu, voire de teinter un peu le gameplay en fonction de ce qui a été débloqué. Et puis ces événements tendent à évoluer, à partir aussi ; on a ses chouchous et ceux que l’on déteste… Maintenant, si j’ai fait la paix avec, je n’ai pas non plus le grand coup de cœur pour eux. Non seulement ils sont injustes en fonction de la situation de jeu (“Tous les joueurs présents à X gagnent/perdent quelque chose”, “Si vous voulez jouer des locomotives de telle ou telle couleur, vous devez payer X”, …) mais en plus, ils créent une surcouche de règles désagréable. Certes, cela va altérer quelque peu l’expérience de jeu et changer la prise de décision à un instant T, mais l’arrivée de ces événements, en plus de ralentir le déroulé du jeu et sa fluidité, n’est jamais tout à fait sans sel. On n’est jamais tout à fait heureux de les voir arriver, ou alors on l’est aux dépens des autres joueurs.

En résultent des parties intenses, presque fatigantes : il n’y a pas un instant de répit tant il faut calculer, recalculer, réajuster sa trajectoire. Je mets ça aussi sur les joueurs aguerris à ma table, qui ne laissent passer aucune occasion. Il faut dire aussi que, passée la première partie, les sessions s’allongent, puisque la carte aussi et que les modules de règles viennent enrichir – d’aucuns diraient alourdir – le jeu. Et encore, nous ne sommes que trois : ce n’est pas trop la guerre pour les emplacements. Je n’ose imaginer à cinq joueurs !

 

À ce titre, je crois que j’aurais aimé que les parties de milieu et fin de campagne offrent plus de cartes Wagon aux joueurs en début de partie, ou permettent aux joueurs de prendre un second souffle : il y a toujours, pour chacun, un petit ventre mou en milieu de partie durant lequel on doit se recharger. Alors oui, c’est la gestion de ce ventre mou qui crée une certaine tension, aussi : quand prendre cette petite pause dans la construction, quand recharger quitte à libérer un peu le trajet des autres, voilà une décision qui, si elle est intéressante, est aussi un peu frustrante (et libère des événements qui font grincer des dents).

Les boîtes des joueurs servent de coffre fort pour toute la campagne et de stockage de matériel de partie en partie.

 

Narration

Le jeu nous met dans la peau de compagnies d’entrepreneurs, sachant qu’une compagnie non jouée, celle de Mama O’Connell, nous mettra des bâtons dans les roues. En effet, Mama est de la mafia irlandaise et entend bien dominer le rail.

La petite course à l’échalote que se mènent les personnages-joueurs est à la fois un peu ridicule, souvent tournée en dérision, et invisible. On joue pour la partie, et un peu pour la fin de campagne, en plaçant nos bilans de compagnie dans notre coffre fort. Élément thématico-ludique qui nous permet fort astucieusement de brouiller les pistes pour ne pas dévoiler qui gagne la campagne. Mais les cartes postales que nous débloquons servent à étoffer le lore du jeu : convoyez des fournitures médicales, des cirques, des minerais précieux… et gagnez des bonus. Servant parfois à donner plus de corps à l’intrigue principale et la poursuite de la mafieuse O’Connell, la plupart du temps, ces cartes postales tombent à plat et on essaie seulement de chercher l’indication de gameplay qui est racontée dans le texte.

 

Le jeu s’amuse un peu du contexte historique, proposant à chaque module quelque chose de différent, de farfelu. Si vous cherchiez un jeu historique, passez votre chemin : la période de l’expansion du chemin de fer est traitée avec plus de sérieux dans un Carnegie, par exemple, et certaines incartades historiques des Aventuriers Legacy vous feront lever les yeux au ciel. Le jeu se veut léger et presque frivole dans son approche, et le mélange fonctionne plutôt bien : je ne le blâmerai pas pour cela. En revanche, j’avoue avoir du mal à m’identifier à ma compagnie, à mettre mes pieds dans ses bottes : d’une part, en tant que joueur, j’ai bien peu de façons de personnaliser mon expérience de joueur, et d’autre part, je manque d’empathie envers qui je suis, et envers l’histoire racontée par le jeu de façon générale. Autant dire que je ne suis pas là pour le thème.

 

On notera également – histoire des États-Unis oblige – un petit mot sur les peuples natifs d’Amérique du Nord, délogés et tués pour servir les plans d’expansion. Si cet encart du livret de règles refroidit un peu l’enthousiasme à la lecture des règles, le problème, lui, est passé à la trappe en jeu : on ne mentionne que peu les natifs.

 

Tchou-tchouuuu

Qu’on soit bien d’accord : de par l’expérience proposée (et son prix), les Aventuriers du Rail – Légendes de l’Ouest ne sont pas dédiés à ceux qui se cantonnent aux ADR classiques. Il faut vouloir une expérience plus profonde, plus tendue, plus longue, pour avoir envie de ce jeu. Mais pour quiconque a cette ambition et ce désir d’expériences de jeu plus fortes, la proposition ludique est hautement satisfaisante, sachant emprunter ce qu’il faut à ses aînés pour rendre le jeu intéressant à tout moment, ou twister des éléments connus pour créer des moments chouettes.

À qui a déjà vécu des expériences de jeux Legacy, les Aventuriers du Rail – Légendes de l’Ouest ne surprendra que peu. On se doute des grands jalons, on peine à être surpris, on voit les ficelles. Est-ce pour autant que le jeu est mauvais ? Certes non. Cet opus est à la fois une lettre d’amour à tout ce que peuvent être les Aventuriers du Rail, et offre une expérience Legacy familiale +, un peu comme My City en son temps (mais en plus complexe et jusqu’à cinq). Si c’est l’histoire et la narration qui vous transportent dans ce genre d’aventure, je serais tenté de vous dire que les ADR Legacy ne sont pas pour vous. Si en revanche c’est le côté mécanique qui vous tente plus, alors l’expérience se tente sans problème. Notez cependant que l’exécution de votre plan se heurtant à de multiples contretemps, vous devrez vous montrer féroce pour parvenir à l’emporter, et vous devrez en permanence adapter votre stratégie.

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