Alice is missing : reveillez l’ado qui est en vous
Et si je vous proposais de passer une soirée entre potes à rester tous sur notre téléphone sans parler pendant 1h30 ? Et si je vous disais qu’en fait, ce sera cool ? Vous ne me croyez pas ? Et pourtant, c’est bien le pari un peu dingue que fait Alice is Missing.
Dans ce jeu, vous incarnez des adolescents dont une amie, Alice, a disparu. Il va falloir enquêter pour essayer de la retrouver. Mais attention, quand je dis enquêter, cela ne veut pas dire DU TOUT qu’il s’agit d’un jeu d’enquête avec une énigme à résoudre déjà écrite. On va plutôt créer une histoire, tous ensemble, dans laquelle peut être que l’on retrouvera notre amie, ou pas. C’est le premier élément important à retenir : Alice is missing tient bien plus du jeu de rôle que du jeu d’enquête. Il ne faut pas se tromper et bien savoir où l’on met les pieds. La page Kickstarter était d’ailleurs assez claire à ce sujet.
Scène d’exposition
J’ai commencé par vous mentir un peu en vous disant que la partie durait 1h30. Avant de jouer nos rôles, il y a une phase de préparation qui dure quand même 45 minutes. Il y aura bien sûr les règles à intégrer, mais elles sont simples, et c’est surtout la création des bases de notre histoire qui va durer longtemps.
La première chose à faire, c’est de délimiter le thème et les sujets que l’on va vouloir aborder, ou plutôt ceux auxquelson ne touchera pas. En effet, avec une disparition d’ado, on peut imaginer à peu près n’importe quoi, du plus anodin au plus glauque, avec une tendance vers le second, avouons-le. Et le jeu y a pensé : on est avant tout ici pour passer un bon moment, ainsi un système permet de limiter ou stopper les thèmes émotionnellement trop durs pour certains joueurs. Cela peut sembler être un détail, mais on va le voir, pour un jeu si impliquant, ce n’est vraiment pas du luxe. Les règles insistent très fortement là dessus, peut être même un peu trop d’ailleurs, mais cela reste un élément à bien prendre en compte. Avant tout, il faut préserver les joueurs.
Bon, une fois ces précautions prises, place à la création des personnages. Celle-ci, comme tout le reste du jeu, est à la fois guidée tout en laissant la place aux joueurs pour faire presque ce qu’ils veulent. On commence par quelque chose de très classique : chaque joueur reçoit un rôle (le grand frère de la victime, sa petite amie secrète, sa meilleure amie…), une attitude générale (par exemple « vous êtes persuadé que la disparition d’Alice est liée à un complot gouvernemental »). Chacun devra décrire très brièvement à quoi il ressemble, de quel milieu il vient, son caractère, ainsi qu’une partie de celui d’Alice et sa relation avec elle. Heureusement, le jeu n’en reste pas là, car sinon cela resterait un peu pauvre. On nous demande en effet de préciser quelques détails concernant notre personnage, qui vont servir de potentiels arcs narratifs comme on le verra plus loin. Tout d’abord, nous aurons un secret concernant notre lien avec Alice à expliciter. Par exemple, « vous avez reçu un message très perturbant venant d’un inconnu concernant Alice. Que contenait ce message ? » À vous, pendant la partie, de voir comment utiliser ce secret, et quand le divulguer.
Les deux vraies bonne idées autour des personnages arrivent ensuite : d’abord on va créer des liens entre les personnages, à partir de deux « phrases » à distribuer. Par exemple « J’ai l’impression que tu me détestes » ou « Je connais un secret sur toi ». Ainsi, nos personnages qui existaient chacun dans leur coin, sont maintenant liés les uns et autres, et on saura comment réagir en fonction de ce que disent les autres. En réalité ici, on est presque déjà en train de jouer et on se glisse petit à petit dans la peau de nos avatars.
Cette transformation est achevée par la derrière étape : nous allons chacun son tour s’isoler afin d’enregistrer un message vocal pour Alice. Le dernier avant sa disparition, incluant une part de votre secret vous liant à elle. Ce message, dans le jeu, il ne servira à… rien. Nada. Aucun élément de gameplay ne s’y rattache. À la fin de la partie, on se contentera d’écouter les messages enregistrés. On ne peut donc que s’interroger sur le pourquoi de cette étape. Au début, j’étais un peu en colère, parler en tant que personnage, c’est quelque chose de très engageant, pas forcément évident pour tout le monde, et c’est d’ailleurs la seule fois où on aura besoin de le faire en jeu. Mais du coup, cela crée de l’attente sur son utilisation. Et cela ne servirait à rien ? Quelle déception ! Pourtant, c’est avec un peu de recul que je pense avoir saisi l’intérêt de cette étape. Pour Mathieu, elle sert en fin de partie à mesurer le chemin parcouru dans la partie par notre personnage. Et c’est est vrai. Mais pour moi, son rôle est surtout de permettre d’incarner enfin ce personnage que l’on a créé. On le verra, dans la partie à proprement parler, le jeu fonctionne si on incarne vraiment nos personnages. C’est ainsi qu’il nous fera ressentir des émotions (ce qui justifie d’ailleurs les thèmes interdits). Mais pour cela, il faut que les joueurs deviennent ces ados, le temps de la partie. Et c’est ce qui est accompli ici, en nous faisant prendre la parole pour eux. C’est bien pour cela d’ailleurs que cette étape est ressentie comme difficile et engageante. Le jeu nous fait en quelques sorte mettre un pied dans la porte. On l’a dit, on est plutôt dans un jeu de rôle, mais la cible est justement les non rôlistes, sur des parties courtes. Les joueurs n’ont donc pas cette habitude d’habiter un personnage, et le jeu cherche à les aider. Il y parvient ici avec maestria selon moi.
Bien, nous avons maintenant nos personnages, il nous faut mettre en place l’intrigue, ou plutôt, les arcs narratifs. En effet, sans eux, difficile pour les joueurs de créer tous ensemble quelque chose de cohérent. Pour cela, on piochera un certains nombre de personnages et de lieux, et on devra, chacun expliquer en quoi ces éléments pourraient être en lien avec la disparition d’Alice.
Cette fois, l’introduction de notre histoire est achevée, on va pouvoir vraiment commencer. C’est pas trop tôt. Il faut quand même souligner que cette phase est un peu longue, même si elle fait partie du jeu.
Péripéties
C’est donc le moment où tout le monde sort son téléphone. On va créer un groupe de discussion (type Whatsapp, Messenger), changer nos pseudos pour plus d’immersion, et toutes nos interactions vont avoir lieu sur ce groupe. C’est par ce biais que vous allez créer l’histoire durant 90 minutes, montre en main. Et cela va se faire assez naturellement. Il suffit qu’un joueur dise « Eh, les gars, vous avez des nouvelles d’Alice ? », quelqu’un répondra « Non, je suis sûre que c’est à cause de… » et c’est parti. Les messages s’enchaînent, on explore tous ensemble les différentes possibilités. C’est là d’ailleurs que la préparation va (heureusement) prendre son sens : notre personnage existe maintenant, ainsi on pourra réagir conformément à ce qu’on a imaginé pour lui. Les liens entre les personnes créeront ainsi des interactions, des tensions, des conflits même.
Si cela marche bien, c’est aussi grâce au médium de communication choisi. En effet, le mot « écran » prend tout son sens ici en créant une barrière entre le joueur et le personnage qu’il incarne, ainsi on peut se lâcher plus facilement. Même si les autres joueurs sont présents, on n’est pas bloqué par notre interprétation et la peur du regard extérieur. C’est la même logique qui nous demandait de s’isoler pour enregistrer notre message. On le sait, la force (et le danger) de ces échanges virtuels, c’est bien qu’on peut être qui on veut, grâce à l’écrit qui filtre les émotions. Et le jeu est assez malin pour l’utiliser au mieux. Tout est fait pour nous faciliter l’incarnation du personnage, même si on n’est pas à l’aise pour ce genre d’exercice. Encore une fois, le jeu s’adapte très bien à son public.
Thématiquement, c’est également parfaitement approprié : on est des ados qui passent leur temps à discuter avec leurs copains sur leur téléphone, et on va jouer exactement cela.
Bon, tout n’est pas rose là non plus dans cette partie du jeu. Il y a beaucoup d’arcs narratifs potentiels, plus ou moins liés à chaque personnage, mais aucune assurance que les autres vous suivent dans ceux que vous voulez développer. Entre un joueur qui envoie des messages de façon frénétique, qui saucissonne ces interventions, et celui qui prendra son temps pour analyser et réfléchir à ce qu’il va dire, l’un prendra plus de place dans le jeu, et peut être s’amusera plus. Et puis, quelle frustration si vous ouvrez une piste sans que personne ne suive. Et même si quelqu’un rebondit, l’histoire pourra partir dans une direction qui n’est pas du tout celle que vous avez en tête, et il faudra changer votre fusil d’épaule. Possible aussi que des éléments que vous avez mis en place dans la phase d’introduction ne collent plus du tout avec l’histoire qui se déroule. Tant pis, il faudra peut être les laisser de côté. Cela reste un peu frustrant.
Cela dit, dans cette phase aussi le jeu vous guide. Chaque joueur aura devant lui des événements à résoudre à des moments précis, avec un événement toutes les 10 minutes. Ces événements, qui changent à chaque partie, font intervenir des lieux ou des personnages décrits en première partie par les protagonistes. Là aussi, cela restera à la charge des joueurs de choisir comment précisément. Par exemple, un événement vous dira « Piochez un personnage au hasard. Celui-ci vient de vous envoyer un message troublant à propos d’Alice, à vous de décrire quel est ce message ». C’est ainsi qu’on va petit à petit restreindre les pistes et les arcs possibles, pour au final arriver à un dénouement. Cela peut même créer des conflits : un événement qui vous demande d’en révéler un peu mais pas trop peut frustrer les autres personnages, qui vous bombarderont de questions. On ne sera donc jamais vraiment bloqué, et ces nouveaux événements feront rebondir l’intrigue à intervalles réguliers. On peut d’ailleurs, si vraiment on est bloqué, aller chercher des objets en racontant que notre personnage visite un lieu particulier. À nous de les rattacher à l’intrigue.
Car oui, toutes ces aides peuvent également être des épines dans le pied : si on a développé une histoire cohérente, rajouter de nouveaux éléments peut nous compliquer la vie, ou arriver comme un cheveu sur la soupe. J’ai l’exemple d’un joueur qui pensait relancer l’intrigue avec un nouvel élément, mais tous les personnages ont réagit comme si c’était une info connue, et c’est tombé à plat.
On notera aussi certaines cartes qui nous demande, explicitement, d’agir non pas en tant que notre personnage, mais en tant que joueur. Et ça, personnellement, m’a sortit complètement du jeu pour un moment. Celle que j’ai eu n’était pas assez claire dans sa formulation, du coup je n’ai pas compris ce que j’étais censé faire. Une situation désagréable, entre la peur de faire foirer le jeu et celle de faire sortir mes partenaires de leur personnage pour rien. Dommage, on approchait de la fin.
Dénouement
Le dénouement, ce sera bien sûr à vous de le raconter, en fonction des derniers événements. J’ai trouvé que c’était là d’ailleurs la vraie faiblesse du jeu : celui-ci est assez peu guidé, et on doit le traiter de façon trop expéditive. Pour nous, ça s’est révélé bancal et pas très satisfaisant. Il y avait un petit côté « tout ça pour ça ».
Cela dit, je ne peux m’empêcher de penser que l’important ici, c’est vraiment l’expérience, le voyage et non sa destination. Car pour moi, ce pari un peu fou énoncé au début est parfaitement rempli. Alice is missing est une expérience de jeu de rôle qui cible son public de façon assez maline, ce qui lui permet de très bien fonctionner. Admettons que ce n’était pas gagné.
Le thème, outre sa cohérence avec la mécanique, est à mon avis un excellent choix. Car on a tous été ados, c’est donc facile d’imaginer les enjeux de cet âge-là. C’est aussi un thème qui revient régulièrement dans les séries, les films ou la littérature, (trop d’ailleurs pour beaucoup de gens), dans lequel on n’est pas perdu. Et puis, surtout, c’est un univers où tout est potentiellement sujet à drama, tout peut devenir un enjeu, les personnages sont tous en quête de nouvelles expériences. Les pistes sont donc innombrables.
Pourtant, le jeu n’est pas forcément cantonné à cet univers, et on pourrait en créer un similaire dans autre imaginaire. Peut être que ce n’est pas nécessaire d’ailleurs : si le jeu nous pousse, de façon implicite, sur une histoire très terre à terre et assez sérieuse, rien ne nous empêche de rajouter du fantastique, de l’humour ou de l’horrifique dedans. Si tout le monde est en phase, pourquoi pas. C’est d’ailleurs quelque chose que j’aurais très envie de faire.
On pourrait même le faire en étant chacun chez soi, pour encore plus d’immersion. Un jeu de société sans société, voilà qui est original mais qui ici, aurait son sens, et qui d’ailleurs, a un peu été pensé dans ce but. Bon, cela demande de l’adaptation, et ne plairait pas à tout le monde, car on peut vouloir voir en direct les réactions à nos messages sur les autres joueurs.
Car oui, j’ai envie de réessayer, avec pourtant de l’appréhension. Est ce que la magie opérera aussi bien la seconde fois ? Est-ce que les événements, qui changent à chaque partie, renouvelleront assez le jeu, ou bien est-ce qu’il faut se résoudre à ce que ce ne soit qu’une expérience qu’on ne peut découvrir qu’une seule fois ?
Ou alors, cette première partie où l’on tâtonne et où on rate des choses sera moins bien que les suivantes ?
Alice is missing est pour moi un jeu qui marque. Déjà parce que votre partie, que vous le vouliez ou non, aura été consignée dans vos échanges. Il est donc tout à fait possible de revivre et relire votre histoire après coup. Voire de la faire lire. Le jeu vous demandera d’ailleurs ce que vous emporterez de votre personnage après la partie. Mais ça, cela restera entre vous et lui.
Il y a mille et une choses à dire encore sur ce jeu. Il faut garder en tête qu’il n’est pas pour tout le monde, ni peut-être avec tout le monde. Cela reste un jeu de rôle, il se joue toujours quelque chose du domaine de l’intime dans ce type d’expérience. Une des joueuses par exemple, qui s’est pourtant complètement plongée dans son personnage, n’a pas apprécié cette immersion trop forte. Il faut surtout trouver le bon groupe. Le jeu n’est pas 100 % efficace. Il a pas mal de petits problèmes, comme on l’a vu, et coince ici ou là. On peut aussi s’interroger sur le nombre de joueurs optimal. À trois cela semble trop peu, à cinq on se marchait un peu dessus.
Mais je suis prêt à parier qu‘Alice is Missing ne laissera personne indifférent, et que c’est une aventure passionnante que je ne peux que vous conseiller d’essayer au moins une fois, pour voir les émotions qu’elle vous procure.
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Morlockbob 22/08/2022
Je ne voyais pas cela comme ça. Merci pour cette belle explication.
fouilloux 23/08/2022
merci du retour!
Bob morane 23/08/2022
Vous avez plusieurs play by play sur les forum de BGG pour vous rendre compte de parties réelles.
Umberling 24/08/2022
Même si ça ne gâche rien car l’histoire est créée par les joueurs, je crois que je préfèrerais que les joueurs n’aillent pas voir les Let’s play, sauf pour confirmer comment Charlie doit jouer (le Sam qui guide un peu). Il y a un plaisir assez fou à n’avoir aucune info, et à défricher ensemble une terre inconnue 🙂
Elise Mouli 16/02/2023
Bonjour. Est-ce possible de jouer à ce jeu qu’à deux ? Merci
atom 17/02/2023
Il est indiqué pour 3 à 5 joueurs, et même si c’était possible, je pense que l’on risquerait de passer à coté du jeu. Il est tout à fait possible de jouer avec des joueurs à distance, via sms, discord ou autre, ça demande une organisation, mais ça fonctionne.