Agnès Largeaud : « Ce qu’on vit dans un jeu nourrit notre imaginaire »
Depuis Le joueur de flûte en 2016, la carrière d’autrice d’Agnès Largeaud semblait marquer une pause. Pourtant, elle n’a jamais véritablement quitté l’univers ludique, continuant de travailler dans l’ombre sur des jeux sur commande et apportant son soutien sur le site ou le stand des Jeux Opla. Récemment, Agnès Largeaud a fait son grand retour avec l’annonce d’un nouveau jeu pour septembre, Osmosis, et a également signé le Manifeste, s’il nous fallait des excuses pour discuter avec elle, c’est chose faite !
Shan : Bonjour Agnès ! Pour commencer, peux-tu nous parler de tes activités ludiques actuelles et de ta casquette d’autrice ?
Agnès Largeaud : J’ai la chance d’avoir eu cinq jeux édités, mais cela commence à dater, puisque le dernier, Le joueur de flûte est sorti en 2016. Cette pause est en partie due aux aléas de la vie.
Je ne suis pas pour autant restée les bras croisés. Ainsi, j’ai pu travailler sur des jeux de commande avec les Jeux Opla. C’est une manière différente de créer avec un objectif en tête, ce qui peut paraître contraignant, mais se révèle souvent stimulant.
J’ai également la chance d’avoir un jeu dans les tuyaux, à paraître chez les Jeux Opla (encore eux) à l’automne. Il répondra au doux nom d’Osmosis et sera déjà testable lors du FIJ pour les curieux. Il s’agit d’un jeu coopératif d’association d’idées que je trouve (modestement) innovant.
J’ai donc une activité d’autrice de jeux à temps très partiel, voire même en tant que hobby car je n’en tire quasiment aucun revenu ; j’ai d’autres activités dans le monde ludique, puisque j’aide ponctuellement des éditeurs à présenter leurs jeux lors de festivals, et je maintiens le site internet des Jeux Opla ; je fais également du soutien scolaire. Et cet équilibre me convient bien.
Shan : Quel regard portes-tu sur la production et le secteur ludique actuel ?
A. L. : Comme beaucoup, je me sens submergée par l’abondance de nouveautés, trop souvent dispensables. Oui, je sais, je vais participer à cette surproduction…
Je ne prends plus le temps de suivre l’actualité ludique par manque de temps ou plutôt par priorisation d’autres activités. J’ai du coup l’impression de passer à côté de beaucoup de choses et à la fois, quand je découvre après coup certaines nouveautés qui ont fait le buzz, je suis souvent déçue, ou plus exactement, je ne retrouve pas l’élan et l’enthousiasme que j’ai pu éprouver lors de mes premières découvertes. Cela dit, cela a de bons côtés, car du coup, je ne suis plus dans une course effrénée à la nouveauté et je prends le temps de revenir encore et encore sur des jeux « anciens » qui me plaisent.
Shan : Et sur le statut d’auteur/autrice ?
A. L. : La SAJ (Société des Auteurs de Jeux) a beaucoup œuvré pour la reconnaissance du statut d’auteur de jeux. Ça peut paraître insignifiant, mais je trouve ça vraiment chouette que les auteurs aient enfin une case à cocher qui leur correspond à l’URSSAF. Il y a cependant encore beaucoup à faire pour que le jeu soit reconnu comme un objet culturel à la fois officiellement et dans l’esprit du grand public.
Shan : Quid en particulier des autrices justement, toujours largement sous-représentées ?
A. L. : Il y a une quinzaine d’années, lorsque j’ai commencé à fréquenter les espaces dédiés à la présentation de prototypes, j’étais systématiquement la seule et unique femme autrice.
Aujourd’hui, il y en a un peu plus. Elles sont encore largement sous-représentées, mais elles sont présentes.
Il y a quinze ans, lorsque je sollicitais des rendez-vous avec des éditeurs pour leur présenter des prototypes, il n’était pas rare qu’on me regarde de haut ou que l’on me fasse sentir de manière plus ou moins explicite, que non, les jeux pour enfants ne les intéressaient pas, avant même que j’ai dit quoi que ce soit sur le type de jeux que je comptais leur présenter (oui, forcément si vous êtes une femme et que vous créez des jeux, ce sont forcément des jeux pour enfants).
L’année dernière, lorsque j’ai repris le démarchage d’éditeurs, je n’ai pas du tout ressenti ce type de jugements préconçus… à une exception près, lors d’un rendez-vous au cours duquel j’ai eu l’impression d’être une marionnette entre les mains d’un juge tout puissant qui rendait son « verdict divin ». Mais, j’ai appris après coup que cette personne s’était comportée de la même manière avec des auteurs bien masculins. Ce n’était donc pas du sexisme.
Bref, tout ça pour dire que les choses évoluent dans le bon sens. Et j’en suis bien heureuse car je suis persuadée que les femmes sont capables non seulement de concevoir des jeux tout aussi bien que les hommes, mais aussi d’enrichir le panel de types de jeux du fait de leur sensibilité et de leurs centres d’intérêts potentiellement différents de ceux des hommes (zut, moi qui ai toujours détesté la « genrification » et les a priori liés au genre, me voilà en train de faire pareil).
Et ce que je dis pour le genre est bien évidemment valable pour toutes les diversités humaines : plus les auteurs seront différents, plus la production ludique sera riche et diversifiée.
Shan : Peut-on revenir sur le manifeste ? Son point de départ, son objectif ?
A. L. : Le manifeste métaludique a pour objectif de poser sur le papier des idées qui frémissent depuis longtemps dans le monde ludique. Nous avons souhaité, d’une part, élargir ce que le jeu pourrait englober (ce sont les parties « définition » et « expérimentation » du manifeste qui ont un impact l’une sur l’autre) et d’autre part, pointer du doigt le fait qu’un jeu n’est pas forcément si neutre que ce que l’on peut penser d’emblée, qu’il est un reflet de la société et a la capacité d’influer dessus (c’est la partie « politique » du manifeste).
Nous regrettons que dans l’esprit de beaucoup, le jeu soit défini uniquement par le divertissement.
Nous sommes nombreux à souhaiter que le jeu soit considéré comme un objet culturel. Si on le restreint à une fonction de divertissement, ça ne peut pas l’être. Pour ma part, je pense que le jeu pourrait relever de l’art en ce qu’il est potentiellement générateur d’émotion et porteur de messages. Et justement nous aspirons à ce que ces aspects se développent, en particulier en évoquant des formes de jeu et des propos diversifiés (« Un jeu peut être expérimental, émouvant, philosophique, surréaliste, absurde, engagé, triste, critique… et bien d’autres choses encore »). C’est d’ailleurs la dernière partie de la phrase la plus importante : la porte est ouverte à tout ce que les auteurs seront capables d’imaginer.
Pour que cela soit possible, il faut que la création ludique soit libérée des contraintes commerciales de rentabilité. On pourrait imaginer qu’il y ait des subventions pour la création ludique comme il peut y en avoir dans d’autres domaines.
De mon point de vue, le jeu peut, au même titre que la littérature, le cinéma ou d’autres arts, faire vivre des émotions et donner à réfléchir. D’un côté, il est peut-être moins puissant que les autres arts car il est réducteur, du fait qu’il doit modéliser ou simuler pour pouvoir représenter la vraie vie ou autre chose. Or cela ne peut pas être fait de manière trop riche, trop subtile, trop nuancée, ni trop approfondie sous peine de rendre le jeu injouable, surtout si la part narrative du jeu est faible. D’un autre côté, il est plus engageant que les autres arts, car les joueurs sont impliqués : ils ont des décisions à prendre qui ont un impact sur le déroulement du jeu. Ils ne sont pas seulement spectateurs. En conséquence, les émotions générées et les messages transmis par le jeu le sont avec un impact plus fort.
Shan : Que représente ce texte pour toi ?
A. L. : Pour moi, en plus de tout ce que je viens de mentionner, il représente une formidable aventure humaine de partage avec les cosignataires. Et c’est un point extrêmement important à mes yeux.
Shan : Quelle forme d’élan souhaites-tu qu’il puisse impulser ?
A. L. : Je souhaite qu’il donne à plein de gens, liés de près ou de loin au monde du jeu, l’envie de réfléchir à d’autres possibilités pour le jeu et de prendre du recul par rapport à l’expérience de jeu qu’ils sont en train de vivre (pour les joueurs) ou de créer (pour les auteurs et éditeurs).
Je suis bien consciente que nous n’allons pas révolutionner le monde du jeu, mais si ces quelques effluves peuvent chatouiller les narines de certains et leur revenir en mémoire de temps en temps, ça sera déjà énorme.
Et en plus du texte, si nos résidences d’auteurs donnent l’envie à d’autres groupes de se réunir et de cogiter comme nous l’avons fait et comme nous allons continuer à le faire, ça sera encore plus énorme !
En tout cas, les résidences ont été vraiment inspirantes pour moi. Ce bouillonnement d’idées, de connaissances, d’échanges donnent une énergie positive à ceux qui y participent !
Shan : Qu’aimerais-tu répondre à celles et ceux qui ne comprennent pas l’intérêt de cette démarche ou qui craignent une directive idéologique ?
A. L. : Je regrette vraiment que certains aient ressenti cela comme une directive idéologique. Nous avons voulu exprimer de manière très synthétique nos pensées afin d’aller droit au but. Malheureusement, cela a pour conséquence que nous n’avons sans doute pas suffisamment nuancé et explicité nos propos. Nous avons longuement bataillé dans le choix de la forme du manifeste et de certains mots, et nous n’avons pas pu retranscrire et englober toutes les légères divergences de pensées que nous avons eues au sein du groupe à l’initiative de ce manifeste.
Néanmoins, le fait que le manifeste ait suscité de nombreuses réactions, dans un sens ou dans l’autre, montre bien que nous n’avons pas enfoncé des portes ouvertes, et donc que cette démarche est utile.
Shan : Si tu voulais clarifier des points sur le texte, qu’aimerais-tu ajouter, préciser ?
A. L. : Oui j’aimerais revenir sur certains points et sur les malentendus qu’ils ont pu engendrés :
- « Le jeu de société n’est pas défini par le divertissement et ne se limite pas à l’objet commercial »
Loin de nous l’idée de retirer aux jeux divertissants le droit d’exister.
D’ailleurs, en tant que joueuse, c’est ce que je recherche fréquemment, dans tous les sens du mot « divertissement », que ce soit du divertissement de type « franche rigolade » ou du divertissement de type « réflexion intense pour optimiser mes coups ».
En tant qu’autrice, c’est le cas également. Rien ne me fait plus plaisir que de voir des gens s’emparer de mes jeux et en retirer un plaisir intense. Je me souviens d’une phrase d’un ado après avoir joué à mon jeu Quadri color (une sorte de Twister en duo) : « Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant rigolé ! ». Croyez-moi, des phrases comme ça, j’ai envie d’en entendre encore longtemps !
Notre propos n’est donc pas de censurer, mais bien au contraire d’élargir, d’ouvrir d’autres possibilités.
Nous déplorons simplement que les contraintes de rentabilité imposent certains types de jeux et en excluent d’autres et que les éditeurs soient frileux à l’idée d’éditer certains jeux moins conventionnels, même si je comprends bien que c’est un risque économique qui pour certains, pourrait leur être fatal. Je suis persuadée que certains types de jeux pourraient trouver leur public, sauf qu’il est impossible de le savoir tant que ces jeux ne parviennent pas sur le marché. Regarde l’exemple de Dixit : de ce que j’en sais, personne ne voulait l’éditer (« trop intello », « trop psycho », « ce n’est pas un vrai jeu » …). Et Régis Bonnessée a pris le risque de créer une maison d’édition exprès pour rendre ce jeu disponible auprès du grand public, avec le succès que l’on sait ! Chapeau bas !
- « Le jeu de société est politique… »
Je comprends les gens qui ne veulent pas voir la politique entrer dans leurs moments de plaisirs ludiques. On cherche à s’évader du quotidien en jouant ; on n’a donc pas forcément envie de se farcir de la politique à ce moment-là.
Néanmoins, on ne peut pas nier le fait que n’importe quel jeu est le reflet d’une part de la société dans laquelle il a été créé. À ce titre, il est donc politique… comme énormément de choses qui nous entourent.
Tu me parlais de la place des autrices tout à l’heure. Si on élargit la réflexion à la place des représentations féminines, on voit bien que le fait que les femmes soient peu représentées dans les jeux reflète le fait qu’elles ont peu été considérées, voire qu’elles ont été invisibilisées, dans l’histoire. C’est donc naturellement qu’un jeu avec un thème historique mettra moins en scène de personnages féminins que de personnages masculins. C’est également le cas dans la littérature, le cinéma, la peinture… Mais c’est un cercle vicieux, car s’il y a peu de représentations féminines, cela fait perdurer dans l’esprit des gens que les femmes ont moins de valeur, sont moins intéressantes que les hommes. C’est là qu’on voit que le jeu a un impact sur la société. Il est donc également politique à ce titre-là.
Ainsi, si l’on reproduit le réel sans le questionner, on perpétue l’existant. Mais, si l’on modifie le réel, on propage des idées qui peuvent être néfastes (un jeu dont les ressources ne sont pas limitées insuffle l’idée qu’elles ne le sont pas également dans la vraie vie) ou au contraire bénéfiques (un jeu qui valorise le rôle des femmes insuffle l’idée que les femmes peuvent accéder à des rôles similaires dans la vraie vie).
Une fois encore, loin de nous l’idée de censurer les jeux qui transmettent, consciemment ou non, des propos « indésirables ». D’ailleurs, ce qui est « indésirable » pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. L’un des premiers jeux que j’ai découverts et auquel j’ai adoré jouer est Puerto Rico. On ne peut pas dire qu’il véhicule des idées conformes à mes convictions (c’est une apologie du capitalisme à outrance) ni qu’il soit très objectif, puisque les esclaves de la vraie vie ont été gentiment rebaptisés « colons » dans le jeu. Ce dernier point a l’avantage de permettre aux joueurs de jouer plus sereinement, mais il refait l’histoire. Je ne regrette nullement les multiples parties que j’en ai faites et je prendrai plaisir à en faire d’autres, car le plaisir intellectuel que me procure la tentative d’optimisation des gains est fort (le fameux divertissement dont on parlait tout à l’heure). Néanmoins, il me paraît important d’être conscient des idées véhiculées.
Pire encore, j’ai moi-même commis un jeu dont les mécaniques ne sont pas jolies, jolies : Le joueur de flûte. Dans ce jeu, la mécanique impose aux joueurs d’envoyer des rats chez leurs voisins pour éviter qu’ils ne viennent chez eux, ce qui leur ferait perdre la partie. Lorsque j’ai créé ce jeu, j’étais particulièrement contente de cette trouvaille que je considérais plutôt maligne. Avec le recul, voici ce qui me vient à l’esprit :
- Cette mécanique est le reflet d’une société égoïste où l’on défend ses intérêts coûte que coûte au détriment des autres (ce qui correspond complètement à l’image que l’on se fait des bourgeois de la ville de Hamelin tels qu’ils sont présentés dans le conte). Or, c’est une idée qui me répugne dans la vraie vie, alors même que je n’ai aucun scrupule, voire même que je prends plaisir, dans les jeux, à embêter les autres. C’est sans doute le fameux effet cathartique qui entre en jeu ici, ce qui me fait me poser beaucoup de questions sur moi-même… En tout cas, pour répondre à ceux qui craignent qu’au travers du manifeste, nous tentions de censurer ce type de jeux, qu’ils se rassurent, ce n’est pas mon intention. Ces jeux me sont nécessaires. Il faut juste qu’il y ait d’autres propositions bien différentes à leurs côtés afin qu’ils n’occupent pas toute la scène en laissant penser aux joueurs qu’il n’y a que ces comportements possibles.
- Est-ce que je m’autoriserais d’autres jeux de ce type maintenant ? Je ne suis pas sûre… mais je pense que oui, en demandant à l’éditeur de mettre une petite note pour en parler…
Ainsi, la mécanique d’un jeu peut valoriser certains comportements et avoir un impact sur les joueurs, sans doute pas de manière immédiate, mais à long terme, en insufflant dans le mode de pensée du joueur des manières de faire.
Certes, les jeux coopératifs ne vont pas transformer des loups aux dents longues en sages à la recherche d’équilibre et d’harmonie, mais on peut imaginer que si un joueur pratique régulièrement les jeux coopératifs, il adoptera dans la vraie vie des comportements d’écoute et de partage. J’ai le droit de rêver, non ?
Lors d’une résidence, Antoine Tissot, l’un des signataires du manifeste, nous avait proposé un exercice intéressant : modifier une règle d’un jeu aux qualités ludiques reconnues, pour lui faire dire quelque chose de différent. L’un des exemples qui m’avait marquée était celui de 7 Wonders dans lequel on aurait ajouté un coût humain dans la construction des bâtiments, afin de rendre compte de la valeur de la vie humaine…
En tant qu’auteurs, en étant conscients de l’impact du jeu sur la société, nous pouvons espérer faire évoluer les mentalités, en insufflant des valeurs qui comptent pour nous, quand cela a du sens et ne nuit pas à la cohérence du jeu. Ce qu’on vit dans un jeu nourrit notre imaginaire. Or c’est notre imaginaire qui dans la vraie vie nous permettra d’envisager un avenir différent de celui proposé (pour ne pas dire imposé) par la société.
Enfin, de mon point de vue, le jeu peut être un art. Alors, pourquoi vouloir lui enlever son pouvoir d’évocation politique. Est-ce qu’il nous viendrait à l’idée de remettre en cause la portée politique de Guernica, ou des satires de Molière, Voltaire ou La Fontaine ?
Évidemment que tous les jeux ne doivent pas avoir une portée politique, mais certains le peuvent…
Une fois encore, ce que nous revendiquons, c’est l’ouverture à plus de diversité et le droit de coexister à des jeux qui n’ont strictement rien à voir entre eux, au même titre qu’au cinéma, coexistent Le dictateur, Les bronzés, 2001 : l’odyssée de l’espace, Les Tuche, Thank you for smoking ou Emilia Perez.
Shan : Ne craignez-vous pas que l’on reproche à des jeux cathartiques d’exister ?
A. L. : Une réponse classique à l’un des points que l’on défend dans le manifeste « Il faut faire attention aux idées qu’on véhicule au travers des jeux » est justement de dire « C’est cathartique, donc laissez-nous être méchants quand on joue car ce n’est qu’un jeu ».
Comme je l’ai dit, en ce qui me concerne, c’est quelque chose que je partage (dans la mesure du raisonnable bien sûr !), ce qui n’est pas forcément le cas de tous les membres du groupe à l’initiative du manifeste. Quand les joueurs sont bien conscients de cet effet cathartique, cela ne prête pas à conséquence ; néanmoins, je pense que cela vaudrait le coup de mettre des avertissements bien visibles dans les règles et sur la couverture de jeux qui incitent à adopter des comportements qui seraient répréhensibles dans la vraie vie, pour indiquer que l’on est dans une expérience fictive, et que l’auteur et l’éditeur ne souhaitent pas encourager de tels comportements. Et un âge minimum s’impose bien sûr !
Une fois de plus, je ne souhaite pas censurer certains types de jeux, mais proposer une large ouverture à des types de jeux très divers montrant ainsi des possibles aux joueurs.
D’ailleurs, je m’éloigne de la question, mais cela me fait penser à une catégorie de jeux bien spécifiques : les jeux compétitifs pour deux joueurs. La meilleure défense étant l’attaque, dans ce type de jeux, il est fréquent de se montrer très agressif envers son adversaire, quitte à sacrifier quelques éléments d’action que nous avons à notre disposition. Et c’est en grande partie ce qui fait le sel de ces jeux ; en tout cas, c’est ce qui me plaît particulièrement. Tu penses bien que je me vois mal dire « Stop, on arrête de jouer à ces jeux-là ! ». Et pourtant, ce n’est clairement pas le type de comportements que je souhaite encourager dans la vraie vie.
Aussi, je me dis qu’il est vraiment dommage que les jeux coopératifs pour deux joueurs soient si peu nombreux (et là, je fais un énorme clin d’œil à Julien Prothière, l’un des initiateurs du manifeste, auteur de La marche du crabe et d’autres jeux coopératifs pour deux joueurs en cours de développement). Si les jeux sont à l’image du monde réel, cela voudrait-il dire que l’on est quasiment toujours en compétition lorsqu’on se retrouve à deux ? Il est grand temps que cela change et que les jeux coopératifs pour deux joueurs se développent.
Shan : Comment aimerais-tu, dans un monde meilleur (sans même aller jusqu’à dire “dans un monde idéal”), pouvoir pratiquer ton activité d’autrice ?
A. L. : J’aimerais pouvoir créer en toute liberté toutes sortes de jeux, sans contrainte. Cela dit, c’est déjà le cas. Il faut juste ne pas espérer en tirer un revenu. Mais j’aimerais également créer des jeux qui soient aussi « utilitaires » (hou, le vilain mot !) avec des buts qui correspondent à mes valeurs et que ces jeux soient considérés comme de vrais jeux, même par les détracteurs des jeux « utilitaires ».
Et puis, passée la phase de création, si jamais j’arrive à intéresser un éditeur avec l’un de mes jeux, j’aimerais pouvoir travailler en communion et en confiance avec une équipe impliquée et enthousiaste à l’idée de développer mon concept de jeu. Oh, mais, attends…
[MODE PLACEMENT DE PRODUITS ON !] C’est justement ce qui est en train de se passer avec Osmosis, un jeu que j’ai créé avec comme seule intention celle de divertir et qui contiendra quand même un brin de politique… seulement pour ceux qui se donneront la peine de lire les règles dans leur intégralité. [MODE PLACEMENT DE PRODUITS OFF]
Shan : Et pour finir, le festival de Cannes s’est clôturé la semaine dernière. Y a-t-il des choses qui t’ont particulièrement touchée ?
A. L. : J’ai passé beaucoup de temps sur le stand des Jeux Opla et j’ai eu quelques rendez-vous avec des éditeurs. Résultat : je n’ai quasiment pas joué.
Néanmoins, le jeu Tales of Kunugi [Ndlr : voir notre article] sur le point de sortir chez le tout nouvel éditeur Frenchy Kuma, m’a interpellée par la beauté de l’arbre élaboré par l’ensemble des joueurs, tout cela rien qu’en emboitant ou en faisant tenir en équilibre des éléments en bois découpés en forme de rameaux, de feuilles ou d’ornements japonisants.
J’aurais également voulu essayer le jeu Limit d’Alexandre Poyé à paraître chez Ludonaute [Ndlr : on vous en parle justement dans ce Debrief]. Le propos politique semble être particulièrement présent et je suis vraiment curieuse de ce que cela procure en termes de sensations de jeu et quelles réflexions cela peut engendrer.
J’avais également repéré des conférences prometteuses auxquelles je n’ai malheureusement pas pu assister, en particulier celles sur le jeu en tant qu’outil psychothérapeutique ou médiateur de liens intra-familiaux en souffrance, sur la triche ou sur les raisons pour lesquelles nous aimons jouer.
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morlockbob 05/03/2025
Merci pour ce nouvel éclaircissement, on comprend vraiment mieux ce que défend le Manifeste.
ocelau 06/03/2025
Merci pour cette belle interview et les précisions sur ce manifeste qui a pu lever des craintes sur son intention (perso j’adhère 🙂 et je suis assez curieux de voir d’ailleurs le rendu de Limit là dessus. Jeu ou simulation éducative 🙂 ?).
atom 07/03/2025
On devrait en reparler bientôt de Limit. C’est personnellement mon gros coup de cœur sur ce salon, mais je suis un peu inquiet face aux réflexes conservateurs des joueurs. J’ai peur que son scoring ne soit pas bien accepté. Personnellement j’aimerais qu’il n’y en ai pas, que la partie se déroule et qu’à la fin on contemple le monde que l’on a contribué tous ensemble à construire (ou détruire) et que cela efface toute notion de points ou de victoire.