► E.D.I.T.O. Une inéluctable hausse des prix des jeux

Nous vous parlons régulièrement dans ces colonnes des impacts de la crise Covid sur notre hobby. Souvenez-vous, dans cet Edito, nous étions revenus plus en détail sur la problématique de la production et de l’acheminement. Nous craignions alors une hausse des prix des jeux, mais les éditeurs se voulaient plutôt rassurants à ce moment. Forts de la bonne année qu’ils étaient parvenus à boucler malgré la situation, ils se sentaient capables d’absorber les perturbations sans impacter le consommateur. Mais qu’en est-il quelques mois plus tard ? Le son de cloche semble être en train de changer, et durablement. Il s’avère en effet que la situation ne semble pas prête de revenir à la normale. Mais quelle situation au juste ? 

D’une part, vous le savez sans doute, les prix des transports ont explosé (et avec eux les prix de la manutention et de l’entreposage). Les données Upply révèlent une augmentation des prix de transaction du transport maritime de conteneurs de +91% sur le corridor Asie-Europe sur la période allant de février 2020 à février 2021. À côté de ça, les transports ferroviaires et routiers augmentent également, même si de façon moins exponentielle. 

« Dans une année normale, nous aurions payé 5 000 dollars par conteneur dans les semaines entourant la fin janvier. Nous avons fait une offre de 19.000 dollars pour un conteneur et nous n’en avons pas eu. C’est à ce moment-là que j’ai su que nous allions avoir un problème « , a déclaré Patrick Leder de Leder Games chez Dice breaker. La pénurie logistique de conteneurs a en effet déclenché des retards aggravés et une enchère complètement inédite sur les tarifs, que les éditeurs tentent plus ou moins d’absorber jusqu’à maintenant.

Plus ou moins. On a d’ores et déjà pu voir certains KS demander un surcoût de la part des backers. Ainsi en est allé pour l’éditeur Triton Noir avec Assassin’s Creed Brotherhood of Venice : “Nous n’aurions jamais imaginé nous retrouver un jour dans cette situation et c’est avec une grande tristesse que nous devons solliciter votre aide. Nous en sommes vraiment désolés, mais l’avenir de notre entreprise en dépend.” pouvait-on lire sur la page de la campagne au 19 juillet dernier. 

 

Évolution des prix au niveau mondial (source Freightos) – page du KS de Brotherhood of Venice.

 

Les tensions logistiques sont donc nombreuses (on se souvient comment le blocage du canal de Suez pendant près d’une semaine a complètement désorganisé le commerce mondial, symptomatique d’un secteur fragilisé) et cette hausse des tarifs ne semble pas aller en se calmant, bien au contraire. “On nous annonce des prix encore jamais vus d’ici le premier septembre” énonce Patrice Boulet, co-fondateur de Iello, sur Twitch.

On le mentionnait, à la question des tarifs s’ajoutent évidemment les problèmes de retard qui forcent à repenser la production elle-même, non sans une certaine prise de risque. “Tout prend 6 mois de plus par rapport à d’habitude.” commente Charlotte Noailles de Funforge. “Typiquement, si nous relancions la production de jeux qui viennent d’être en rupture de stock, le prochain print que proposent les différentes usines avec lesquelles nous travaillons est en mars 2022. Et après cela, il faut encore trois mois d’expédition. Cela nous force à réfléchir à beaucoup de choses. Par exemple, produire davantage de jeux dès le premier print car on ignore quand on pourra ravoir le jeu si le premier print est en rupture rapidement et que le jeu reste indisponible pendant près d’un an. Cela veut dire produire davantage dès le premier print, donc avancer beaucoup plus d’argent. Les trésoreries de beaucoup d’éditeurs souffrent et nous essayons tous, je pense, de nous en sortir en tâchant de trouver un juste équilibre pour tout le monde.”

Un embouteillage fou dans le port californien d’Oakland, le 7 mai 2021. JUSTIN SULLIVAN / GETTY IMAGES VIA AFP

 

Le transport depuis la Chine a augmenté de plus de 600 % sur ces derniers 18 mois, avec une congestion colossale des ports de départ et d’arrivée. Vous nous direz, pourquoi ne pas fabriquer en Europe ? C’est ce que nous faisons pour 50 % de nos jeux. Hélas, hormis quelques fabricants eux aussi saturés, nous n’avons plus, sur notre continent, certains savoir-faire sur le plastique ou le carton, et les industriels hésitent à réimplanter des usines de ce type chez nous, de peur que la situation se régule dans les prochains mois et que leur investissement ne soit pas rentabilisé.” pouvait-on lire du côté d’Asmodee sur un post Facebook, qui tentait d’expliquer les possibles retards à ses followers.  

Chez Asmo

 

Deuxième élément problématique corollaire : les plus grosses usines Européennes de production ont actuellement un an de production planifié devant elles. Cela vient à la fois d’un souhait de rapatriement des productions de la Chine vers l’Europe mais aussi d’une explosion d’autres secteurs comme le puzzle et les loisirs créatifs qui ont certaines lignes de production en commun avec le jeu de société. Asmodee témoigne, toujours sur son FB : “Les usines sont totalement surchargées, que ce soit en Asie ou en Europe, d’autant qu’il y a des soucis de rationnement d’électricité en Chine par exemple. Le virus corona n’est pas non plus vaincu. La résurgence de certains variants touche toute la planète et désorganise la plupart des circuits logistique habituels.” Et malgré tous ces gros embouteillages, la demande en jeux et en nouvelles références ne baissent pas, bien au contraire.

Enfin, troisième et dernier point (et pas des moindres) : à tout cela s’ajoute une pénurie sans précédent des matières premières (qui ne va pas sans une massive hausse des prix bien sûr). Le problème est mondial mais les répercussions se font essentiellement sentir en Europe. “Plusieurs facteurs figurent parmi les causes possibles : le redémarrage de l’activité économique, des décalages de maintenance qui n’ont pas pu se faire en 2020, des coûts de transport multipliés par 6 ces derniers mois, l’impact complémentaire de la production américaine arrêtée, mais surtout la zone Pacifique qui préempte tous les volumes, à des prix plus élevés qu’en Europe.” explique Thierry Charles, auteur de L’industrie en cale sèche – Matières premières : de la gestion des flux aux rapports de force.

Crédits : la voix du Nord


Le fait que la demande chinoise ait explosée, relayée ensuite par la reprise économique américaine (boostée par des plans de relance) génère un gros décalage entre le rebond et les capacités d’offre qui ne sont pas revenues à un niveau normal.
Les pénuries de plastique, métal et bois, donc de papier et carton, touchent aussi évidemment de plein fouet notre secteur. Une situation qui risque de fragiliser de nombreuses entreprises et qui pose de nouvelles contraintes aux maisons d’édition. “On a une usine en Pologne qui nous a dit clairement qu’il n’y aura pas de production avant mars 2022, tandis qu’une autre nous a annoncé être en pénurie de papier recyclé ” explique Patrice de Iello. 

 

Vers une inéluctable répercussion sur les prix ?

La tension ne devrait pas retomber de si tôt. Dans ce contexte, la plupart des éditeurs étudie actuellement la question d’une hausse des prix de leurs jeux. “Car à tout cela on ajoute le fait que depuis de nombreuses années, le prix des jeux ont fortement baissé au vu de leur contenu et de la qualité de la production, il n’y a donc plus de marge de manœuvre sur le prix actuel, on n’a pas le choix, il faut augmenter les prix.” commente Gaëtan Beaujannot, co-fondateur d’Instaplay. Les annonces commencent donc à tomber. 

Asmodee, lors du dernier Gama avait déjà affiché la couleur avec une augmentation de 10 à 20% des prix aux US. Récemment, Iello a annoncé publiquement une majoration des tarifs à venir d’ici le 1er octobre : “On voulait attendre le 1er janvier mais compte tenu de la conjoncture et des différentes hausses, on ne pouvait pas” assure Patrice Boulet. Concrètement, la gamme « Mini » qui était à 14€ (prix de vente conseillé), passe à 15€, les jeux à 25€ passent à 26€50. “Là où ça va se ressentir un peu plus, c’est sur les gros jeux, exceptés les gros jeux narratifs qui bénéficient d’une TVA réduite à 5.5 comme le Dilemme du roi, qui n’augmentera pas, car cette TVA nous permet de compenser” ajoute-t-il. 

De son côté, Funforge prend également acte. Charlotte Noailles raconte : “Nous allons devoir augmenter le prix MSRP [Manufacturer Suggested Retail Price, en clair le prix de vente conseillé – Ndlr] de plusieurs euros pour certains des jeux (que nous distribuons, pas les créations Funforge) car les usines où nous sommes obligés de les produire (par contrat) ont augmenté leurs prix de 20 à 25%. Je doute qu’elles redescendent un jour leurs prix. Nous avons envoyé une newsletter aux revendeurs pour les informer de cette difficile décision, et elles ont toutes compris heureusement. Tous les éditeurs font face aux mêmes problématiques et il faudrait vivre sur une autre planète pour ne pas savoir que les industries du monde entier (quel que soit le secteur) sont impactées.” 

« Hier, on m’a annoncé un retour à la normale sur ces problèmes, pour 2023, au mieux. » nous confie Gaëtan Beaujannot. Autant dire qu’il va falloir faire le dos rond. Mais à chaque chose malheur est bon si toutes ces contraintes encouragent les éditeurs à être plus exigeants sur les jeux qu’ils décident de publier afin de réduire la voilure, ce que d’aucuns ont soutenu vouloir faire. 

 

LUDOVOX est un site indépendant !

Vous pouvez nous soutenir en faisant un don sur :

9 Commentaires

  1. Groule 30/07/2021
    Répondre

    Super article merci.

    Je comprends les craintes des investisseurs quand à la relocalisation des chaînes de productions en Europe. Cependant, il me semble que ce schéma est tout ce qu’il y a de plus logique et raisonnable pour l’avenir. On ne peut pas durer des siècles en faisant produire et importer nos produits à l’autre bout de la planète, c’est tout simplement indéfendable et irréalisable sur le long terme. On s’en rendra compte par la force des choses quand le prix des produits augmentera progressivement avec le temps au point d’atteindre des sommets insupportables.

    J’espère que les industriels, les pouvoirs politiques, donneront l’impulsion nécessaire pour corriger cette aberration (créer des moyens de productions à l’échelle locale ? Création d’un label ? …). Cela a déjà fait débat dans de précédents articles, mais on ne me fera jamais admettre que le schéma actuel est une fatalité, que changer de modèle est impossible, utopique ou . C’est justement une utopie de penser que l’on peut rester longtemps rentable comme cela. Il faut simplement se lancer car c’est une évidence. Les mentalités s’adapteront.

    Vivement que je paye quelques euros de plus mes jeux produits en Europe avec du matos recyclé (peu importe si le moulage n’est pas aussi nikel que celui d’un produit fabriqué en Chine) ! J’espère ne pas être le seul :p

  2. Grovast 30/07/2021
    Répondre

    Et dire qu’il suffirait qu’on achète d’acheter pour que ça se vende plus…

    (auto-appliqué depuis quelques années, j’ai réduit assez fortement les achats, et ne m’en porte que mieux)

    • Grovast 30/07/2021
      Répondre

      *qu’on arrête d’acheter

      • TheGoodTheBadAndTheMeeple 30/07/2021
        Répondre

        Ah le lapsus 😀 Je suis dans le meme cas, mais je me sens bien seul.

        Si ce que tu dis est vrai, les consciences (notamment en Amerique du Nord, le pays de la consommation a outrance) sont loin de changer.

        Malgre tout, la force des choses pousse les editeurs a recentrer leur production, car les risques, les delais et les couts font enfin pencher la balance, et tant mieux.

  3. TheGoodTheBadAndTheMeeple 30/07/2021
    Répondre

    Ah bravo @Shanouillette ! Merci d’avoir creuse ce sujet qui me tient a coeur.

    Le premier coup de semonce va sonner cet hiver avant Noel je pense. Et globalement, sur tous les produits. C’est maintenant qu’il se decide avec ces belles encheres sur les conteneurs !

     

    On attend avec impatience les greves dans les ports aussi 😀

    • Shanouillette 31/07/2021
      Répondre

      Merci !  Oui ça peut valoir le coup (coût) d’acheter nos cadeaux de Noel en avance cette année…

  4. Scezck 01/08/2021
    Répondre

    Excuse n°1 de l’année 2021 : le COVID

  5. DavidBBG 04/08/2021
    Répondre

    Je plussoie sur cette analyse, notre fabricant est au ralenti, notre prochain container nous sera facturé 15000 euros… même si les prix européens sont plus chers, quand les frais de port sont ajoutés à l’équation cela se révèle être plus rentable…

    par contre je veux bien qu’on m’explique comment le Dilemne du roi peut bénéficier d’une TVA à 5,5%… 😉

    • Shanouillette 05/08/2021
      Répondre

      Car c’est considéré comme un jeu narratif,  il bénéficie de la même TVA que les livres.

Laisser un commentaire