► E.D.I.T.O. T’aimes mon thème ?
À la rédaction Ludovox, les jeux de société que nous affectionnons le plus racontent souvent quelque chose, que ce soit grâce à ce qui se passe entre les joueurs, via le développement de la partie, ou par l’aspect directement narratif du jeu.
Bien entendu, un jeu peut-être excellent et être totalement abstrait. Quand je dis abstrait, je pense “a-thématique”, utilisant la définition et l’utilisation courante du mot, c’est-à-dire “déconnecté de tout contexte” (et non pas “jeu combinatoire à information parfaite”, définition mathématique qui se recoupe pourtant souvent, ce qui peut donc prêter à confusion).
Mais qu’est-ce qui fait qu’un jeu a un thème immersif, “plaqué” ou complètement aux fraises ? Qu’est-ce qui permet aux joueurs d’y croire ? Est-ce si important ? Tâchons de donner quelques éléments de réponse.
Avant de commencer, posons clairement les choses : non, un jeu sans thème n’est pas un mauvais jeu en soi. Beaucoup de jeux abstraits ou de party game n’en n’ont pas ! De même, avoir un thème dit « plaqué » n’est pas forcément synonyme de mauvais jeu. Cela n’empêche pas de passer un bon moment, pour plein d’autres raisons (challenge intellectuel pur, moment de décompression sociale…).
Un jeu bien thématisé : quels bénéfices ?
Tout d’abord, qui dit bonne histoire, dit émotions, qui dit émotions, dit moments intenses, et bons souvenirs. Un jeu qui vous transporte dans une histoire – qu’elle soit courte, drôle, épique ou cocasse, pourvu qu’elle soit bonne – vous laissera une trace pendant longtemps. Peut-être même que vous aurez envie de la raconter par la suite, comme ces rôlistes qui se narrent pour la énième fois le coup où leur bague de téléportation avait connu un raté et qu’ils se retrouvèrent tous à poil sur la plage… Une histoire peut aussi nous renvoyer à du vécu, à des livres ou des films que nous avons aimés, ce qui démultiplie le rapport affectif au jeu (d’où la puissance des licences, dont nous avons plusieurs fois parlé sur ce site).
Oui, un jeu peut être totalement déséquilibré, mais s’il raconte une histoire forte, divertissante, ou qui nous prend aux tripes, on peut quand même passer une excellente soirée (Betrayal at the House on the Hill, Tales of the Arabian Nights…).
Plaqué ?
Avant de continuer, ouvrons une petite parenthèse sur le terme de “thème plaqué”. Un thème plaqué, c’est un thème interchangeable à merci, “posé” sur un jeu qui n’est manifestement pas né avec son univers, mais plutôt par sa mécanique. C’est le cas de nombreux jeux, et pas nécessairement des moins bons (ex : Splendor). Même si certains thèmes sont arrivés après dans la genèse du jeu, ils fonctionnent parfois tout de même parfaitement (ex : l’Empereur) – parce que c’est cohérent et suffisant (tout le monde ne cherche pas à être un grand jeu narratif, hein). Dans certains cas, l’éditeur opère un changement de sujet en cours de route, souvent pour pouvoir toucher un plus large public, quitte à sacrifier du thème au passage (ex : Maîtres couturiers, qui était d’abord un jeu de… croque-morts !).
Plaqué ou non, l’avantage d’un thème cohérent est aussi l’accessibilité. Si les points de règles s’expliquent bien par rapport au contexte développé par le jeu, les choses prennent sens et se retiennent mieux par les joueurs. Voyez des jeux comme Dungeon Lord, le détail et l’humour avec lequel le thème med-fan est traité permet de retenir plein d’exceptions plus facilement.
Le confort de jeu est alors amélioré par le soin apporté au thème et à sa cohérence. Un party game qui développe son univers a parfois plus de chances de séduire qu’un party game a-thématique (entre Gloobz et Visual Panic, deux jeux d’observation-rapidité du même auteur, le public a choisi).
Après, tout dépendra du jeu et de sa note d’intention : qu’est-ce qu’il nous promet ? Souvent, le problème des thèmes plaqués ou des jeux peu/mal thématisés c’est le décalage entre “ce qu’on nous vend” sur la boîte (un souffle épique, les bannières aux quatre vents) et la réalité autour de la table (je pose des tuiles, je pioche, à toi). La chute peut être rude quand on passe de la cover au jeu (coucou Kingdom Builder, pourtant malin par ailleurs). Entre la vision de départ des créateurs, la façon dont elle est réalisée, et nos attentes, il faut que les curseurs se trouvent.
Mais qu’est-ce qui peut faire la différence entre un jeu bien thématisé et les autres ? Proposons quelques pistes.
L’arc narratif
Un jeu bien thématisé va engendrer un certain développement depuis la situation initiale vers la conclusion, un arc qui permet d’apprécier l’évolution de la partie. Comme dans un livre ou un film, des événements auront changé la donne, du nœud de départ jusqu’au dénouement. Dans certains jeux il y a même plusieurs arcs qui s’entremêlent, sur différents cycles (tours, manches, phases, ère…) et parfois s’entrecroisent.
Dans Robinson Crusoe, si vous laissez filer une carte blessure, elle pourra resurgir plus tard, et prendre le pas sur le problème en cours, car la blessure non traitée s’est depuis infectée. Les joueurs peuvent avoir leur propre arc personnel qui se développe aussi : par exemple, des héros qui acquièrent de l’expérience et évoluent, comme dans, disons, Horreur à Arkham le jeu de cartes, où votre paquet évolue en fin de scénario, ou Mice & Mystics où le changement de niveau des souris est possible pendant la partie.
Des actions signifiantes
Le but du jeu, en tant qu’épilogue et objectif, bref en tant que climax de la partie, doit tendre les joueurs dans son ”sens” figuré et mécanique. De même, on doit pouvoir observer des corrélations évidentes entre nos actions et nos décisions, et l’histoire racontée par le jeu.
Avoir une main pleine de cartes “fatigue” à force d’en avoir trop fait, devoir agrandir son enclos pour pouvoir élever plus d’animaux, lancer de meilleurs dés quand on a une arme plus précise… Si la prémisse narrative demeure omniprésente dans toutes les mécaniques du jeu et si les éléments sont clairement identifiés (un cube en bois ? Non ! du cochon on vous dit !), les joueurs auront tendance naturellement à commenter leur choix, et ainsi, à rendre la partie vivante. Par exemple dans Alchimistes : ”Je commence ma journée par la récolte d’ingrédients, puis j’irai voir le vieil alchimiste pour les transformer en or, etc.”
À contrario, plus le lien entre l’action et le sujet s’avère ténu, plus le thème risque de se perdre en cours de route. Mais ce n’est pas le seul facteur qui peut jouer…
Laissez de la place à l’imaginaire
Il semble que plus un jeu soit purement calculatoire, moins il laissera de place au thème dans l’esprit des joueurs. Prenons un exemple. Un jeu d’échecs met deux armées en confrontation, avec les pions en premières lignes qui ne font qu’avancer lentement et inexorablement… oui, on pourrait se dire que c’est plutôt bien thématisé pour un jeu abstrait. Mais une fois en partie, on oublie rapidement tout ça pour pour se concentrer sur le calculs de nos coups. Car nous sommes dans un jeu où toutes les informations sont en permanence connues de tous. Il n’y a aucun hasard, pas de mystère, chaque coup en amène potentiellement d’autres, connus d’avance. On passe très vite de la science narrative à la science abstraite.
Si notre objectif est de rester dans le thème, une part d’inconnu doit demeurer. Quelles cartes mon adversaire a-t-il dans les mains, quel résultat les dés vont sortir, quel événement va tomber, quelle tuile va arriver (etc) ? L’inconnu, voire même l’imprévisible, sont de bons terreaux pour l’imagination.
L’incarnation
Un jeu thématisé nous permet parfois d’incarner un personnage, ou au moins de s’identifier à une entité dont les actions font sens dans le contexte. C’est la force des jeux aux départs asymétriques, ou ceux avec des fiches de perso. Cet avatar est en quelque sorte l’interface qui va nous permettre d’interagir avec l’univers proposé par le jeu. Plus il peut agir de façon à nous proposer des choix intéressants, plus tout prendra vie à nos yeux.
D’ailleurs, quand le contexte est favorable, il arrive que le joueur se fonde avec son avatar au point d’interpréter son personnage, à l’intérieur et au-delà des limites du jeu : on touche alors au jeu de rôle, peut-être le maître des jeux de société en la matière. Croire en son avatar est synonyme d’engagement : aussi, tout ce qui le qui donnera vie est souvent bon à prendre… Abordons d’ailleurs ce point.
De quoi inspirer les sens
Rien de tel qu’un peu d’aide pour permettre à l’imagination de s’emballer grâce à une direction artistique maîtrisée ! Nous aimons qu’un jeu propose une réalité sensorielle pour poser son décorum : illustrations, bande sonore, figurines, pièces en métal, matériel en 3D, application, …
Tout ce qui peut participer à créer une ambiance immersive peut être bienvenu, surtout si ces ajouts apportent un plus dans le gameplay et s’il ne s’agit pas uniquement d’un argument pour faire grimper le prix de la boîte.
Nul besoin d’en faire des tonnes, il faut viser juste. Qu’il en soit conscient ou non, le joueur sait apprécier le sens du détail. Ecoutez le directeur artistique de Colt Express, Ian Parovel, s’exprimer dans cette interview sur la couleur de la locomotive : “Quand tu rejoins le projet, tu creuses les films, les jeux, les bds, les affiches sur le même sujet. Tout ça pour en extraire un « mix culturel » qui fait intervenir des références communes, connues de tous. Par exemple, les locomotives de western, dans l’imaginaire collectif, sont noires car au cinéma elles devaient se démarquer du fond et des acteurs. Dans Colt Express, il était donc important d’avoir une locomotive couleur foncée.”
Discussions et recherches entre auteur, éditeur et illustrateur sont donc essentielles pour donner vie au thème, et le directeur artistique, poste qui tend à se développer dans le milieu ludique, est là pour veiller au grain.
Bref, de Fortunes de Mer à Carcassonne, le thème peut être traité avec plus ou moins de profondeur, tant qu’il y a un quelque chose bien senti qui permet au joueur d’accrocher, la magie imaginative peut faire le reste. Ceci dit, plus on l’aide, plus elle décolle ! Et cela passe par une alchimie entre le fond (mécanisme), la forme (matériel) et l’intention.
Dès lors que le jeu pose une ambiance, développe une histoire, dès lors qu’il parvient à engendrer une interaction entre joueurs ou avec le jeu suffisamment signifiante (être privé d’action quand on est assommé, ou devoir retenir sa respiration sous l’eau dans Bermudes) pour qu’on en retire une certaine notion de ce qui se passe, c’est gagné. Même si certains amateurs de jeux abstraits peuvent se dire totalement insensibles à ces détails, le public globalement se tourne de plus en plus vers des jeux qui ont quelque chose à raconter et une direction artistique forte. L’essor de l’eurotrash (thème « à l’américaine » et réflexion « à l’européenne ») en est bien la preuve. Les exemples sont nombreux… Mais maintenant à vous de partager avec nous en commentaires vos meilleurs moments d’immersion ! À vos claviers !
Réf – Pour aller plus loin :
Les jeux abstraits définition mathématique
Itw chez l’ami Acariâtre de Mister Parovel
#Youtube le Pionfesseur : les jeux abstraits
Can game be bad ? article en anglais sur creakingshelves.com
eolean 06/04/2017
Un thème ? Quel thème ? Osef du thème !!! 😀
Merci pour cet article qui met en lumière un point vraiment clivant dans le jeu de société moderne. Quel est l’importance du thème dans les jeux ? Apporte-t-il beaucoup de plaisir ? Quels différences entre le thème et l’immersion ?
Pour une frange des joueurs eurogame dont je fais partie, le thème passe souvent en arrière plan. Lors de la partie, c’est loin d’être la préoccupation première. On a des cubes rose pour la viande, blanc pour la pierre et marron pour le bois ? Aucune importance ! Ca pourrait être rose pour le bazalte, blanc pour le lait et marron pour ce que vous voulez, on s’en fout un peu pendant la partie. Notre attention, nos compulsions neuronales sont entièrement tournées vers la récupération et l’utilisation qu’on en a. Le plaisir est dans l’optimisation, les combos, la stratégie, la tactique, les moteurs qu’on se construit, les beaux coups qu’on se prépare, etc…
Pour autant, et c’est ce que je trouve paradoxal, le thème va largement rentré en compte lors de l’achat d’un jeu. Et même parfois dans l’espace qu’il occupe dans notre ludothèque. Contrairement à la partie, l’achat se fait (souvent) au coup de coeur, au feeling, aux instincts, et le thème y a une place prépondérante.
Au final, je dirai que le thème d’un jeu participe à 50% de l’acte d’achat alors qu’il ne sera que de 10% du plaisir de jeu dans la partie… Mais rien n’est vraiment rationnel quand il s’agit de passion, n’est-ce pas ? ^_^
Shanouillette 06/04/2017
Merci monsieur Eolean pour ton retour. 🙂 En effet, on peut très bien se passer du thème pour jouer, et plus le challenge est purement « cérébral » plus on s’en passe facilement, même si ça reste plaisant, voire fondateur dans l’acte d’achat, et peut même que ça permet d’amener un autre public à pousser du cube (ex : Trickerion, dont on a parlé récemment avec le test d’Atom, a un thème aguicheur et bien porté, et c’est un point qui peut amener un autre public à se pencher vers ce genre de jeux, je pense).
atom 06/04/2017
Tout dépend des joueurs, même dans un jeu de cubenbois, s’il y a un travail graphique intéressant une logique dans les actions, je vis le jeu, exemple sur Trickérion mais aussi Alchimiste ou bien la série des Dungeon lords ou Petz. Je dirais même plus, avoir un thème fort me permet de mieux me concentrer finalement. Les jeux qui sont des tableaux excel déguisé je les fuis. (coucou Agricola).
Sedenta 07/04/2017
Les rares jeux dont le thème a été traduit en mécanique de jeu restent, me concernant, les jeux les plus marquants de mes souvenirs ludiques. Je pense, en première place, aux factions de Dune, intégrer la prescience de l’Atreides, la maitrise de la traitrise Harkonnen, la supériorité militaire et financière de l’Empereur, le monopole de la Guilde, la manipulation et la Voix du Bene Gesserit et la supériorité numérique et tactique des Fremens dans un jeu relève d’un talent rare.