Il était une fois… le 7ème Continent

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Septembre 1907.

J’étais accoudé à la table du salon. Il était 7h35. Depuis quelques jours, je me sentais continuellement fatigué, comme piégé sous une plaque de métal. Je ne sortais pas. Je n’en avais pas la force. L’air frais me manquait mais je ne pouvais pas me résigner à me vêtir et à franchir le seuil de la porte. Le chien me regardait souvent, avec cet air malheureux qui lui va si bien d’ordinaire, sauf que sa tristesse semblait plus palpable que d’habitude.

J’avais à peine la force de me lever du lit, le temps de passer en revue quelques pages du journal et de m’alimenter de façon frugale.

Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je faisais des cauchemars. Parfois, je me demandais s’il s’agissait vraiment de cauchemars tant la fièvre se répandait en moi et me faisait suer à grosses gouttes. Tout paraissait si réel. Mes souvenirs se mélangeaient à des images que seule ma fantaisie aurait pu faire naître, les paysages du 7ème Continent, avec son immensité secrète et ses rencontres improbables, son climat changeant à quelques minutes d’intervalle, sa beauté cruelle qui espérait vous voir tomber d’une falaise ou brûler au contact de ses gaz incandescents…

Aujourd’hui encore, mon torse était lourd et les douleurs sourdes dans ma tête me donnaient l’impression qu’un homme-orchestre s’y était égaré, tapant et tapant encore jusqu’à être enragé.

J’ai lu dans le journal qu’un reporter que je respectais beaucoup venait de publier un roman. Si je retrouvais un jour la forme d’antan, j’aimerais découvrir ce que Gaston Leroux a pu imaginer. Je ne l’aurais pas cru romancier. Mais qui aurait pu me croire aventurier, il y a encore quelques mois ?

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Alors que je tournais les pages distraitement, entre deux gorgées du café tiède qui mijotait dans ma tasse, j’ai entrevu des noms qui m’étaient familiers… Un vertige m’a alors envahi. Le titre ne laissait pas longtemps traîner le mystère quant à l’usage de leurs noms…

« Disparition de deux célèbres explorateurs »

J’ai été saisi d’effroi en lisant que Keelan et Ferdinand, tous deux restés sur le 7ème Continent après mon départ, n’avaient pas donné de nouvelles depuis des semaines. Je regrettais instantanément de les avoir laissés là-bas. J’avais beau savoir que ce sentiment d’abandon était ridicule, impossible de m’y soustraire. Mon cœur battait fort. Mes yeux, je le ressentais physiquement, étaient comme figés sur les trois premières lignes de l’article.

Il fallait que je retourne là-bas, moi aussi. Peut-être trouverais-je des réponses concernant ces cauchemars et ces douleurs qui me harcelaient nuit et jour. Peut-être les retrouverais-je, eux aussi. J’essayais d’espérer, sachant bien que c’était tout ce qu’il me restait désormais de leur existence. Terrifié, nos souvenirs partagés, leurs visages… semblaient avoir disparu de ma mémoire.

Ma décision était prise. Je retournerais sur le 7ème Continent, peu importe ma santé actuelle et peu importe ce qu’il adviendrait de ma carcasse déjà bien amochée.

**

Dès le lendemain, j’ai essayé de joindre Mary Kingsley, mais la personne qui m’a répondu au téléphone m’a expliqué qu’elle ne pouvait pas me parler. Était-elle aussi sujette à la même torpeur que moi ? Ou bien, avait-elle décidé que cette aventure était terminée pour elle…?

Mary avait toujours été quelqu’un d’évasif et de difficile à cerner. Elle avait attendu longtemps avant d’accepter de se joindre à notre expédition, pensant comme nombre d’éminents chercheurs qu’elle devait rester exclusive, comme ces artistes qui pensent être uniques dans leur art…

Pour ma part, fils d’un intellectuel russe venu en France par amour de la vieille littérature et de la culture, j’avais toujours souffert de mon enracinement à-demi réussi dans ce pays. Me sentant souvent exclu des cercles scientifiques qui avaient la parole d’or, j’avais bénéficié du soutien d’un ami de longue date, Ferdinand Lachapellière. Ce dernier avait défendu l’importance de ma participation à cette expédition hautement médiatisée et, je me demandais encore par quel miracle, il était parvenu à faire accepter aux autres membres de l’académie des sciences que je devais faire partie de l’équipe.

Il faut préciser que l’académie des sciences nous avait d’abord pris pour des fous. Certains n’hésitaient pas à se moquer ouvertement lors des assemblées, invoquant les délires imagés de Georges Méliès, dont le film Voyage dans la Lune, étonnant au demeurant, nous avait beaucoup fait rire lors de sa projection.

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Autant vous dire que ces énergumènes avaient cessé de pointer le bout de leur nez pendant plusieurs semaines après l’annonce de notre découverte du 7ème Continent.

***

gullLes jours passaient. Comme un souffle dans les rues moribondes l’hiver approchant. Mary ne m’a jamais contacté après mon premier appel. Il m’était toujours difficile de vivre comme avant. Avant notre premier séjour sur ce territoire vierge aux mystères sortis tout droit d’un roman de Jonathan Swift ou de Jules Verne.

Je faisais tout ce que je pouvais, malgré tout, pour organiser une nouvelle expédition. Savoir que Ferdinand avait disparu me tordait le cœur. Nous n’avions toujours aucune nouvelle de l’équipe qui était restée là-bas. Les journaux s’étaient lassés et n’en parlaient plus vraiment, comme s’il s’était agi d’un autre de ces faits-divers vite oubliés.

Je refusais de baisser les bras mais force était de constater que personne à l’académie n’avait envie de se joindre à moi pour retourner sur le 7ème Continent.

Épuisé par des discussions qui n’en finissaient pas avec mes pairs, j’avais décidé de m’y rendre seul. J’avais pris les renseignements nécessaires et retiré le peu d’argent que mon père m’avait laissé pour financer mon voyage.

Il était temps de partir.

****

Après des semaines d’un périple éprouvant, passant d’un bateau à l’autre avec pour tout bagage quelques cahiers, de l’encre, des plumes et plusieurs livres, après avoir connu la chaleur insupportable de ventres métalliques immergés sous l’océan et le froid piquant du vent sur le pont lors de mes sorties matinales, je voyais enfin poindre, comme une chimère tant imaginée, les terres isolées et encore vierges du 7ème Continent.

Mes nuits étaient toujours hantées par des brouillards où se mêlaient souvenirs incertains, visions d’épouvante et impressions douloureuses, et j’entendais les murmures codés de créatures venues d’ailleurs, les souffles terrifiants d’une déesse dévoreuse d’âmes.

J’avais beau y réfléchir tout le long du jour, je ne parvenais pas à m’expliquer empiriquement l’origine de ces cauchemars. Tout me paraissait si réel. Comme des vérités irréfutables. Il n’en restait presque rien lorsque je me réveillais, à part peut-être le sentiment d’être observé de loin. Mais aussi d’être interpelé par une présence fantomatique.

Il m’arrivait de penser qu’une malédiction profitait de mes faiblesses nocturnes pour m’envahir et me faire souffrir comme une de ces marionnettes en tissu que des peuples au bout du monde transperçaient d’aiguilles pour se venger.

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Les marins qui m’amenaient sur le 7ème Continent parlaient une langue que je ne connaissais pas. Nous communiquions principalement avec les mains mais à vrai dire, la carte que je leur avais donnée nous permettait de limiter nos interactions aux silences polis que les inconnus partageant la même table échangent lors des repas. Ils étaient silencieux et sombres la plupart du temps. Œuvrant sans cesse pour m’amener là où je leur avais demandé, ils avaient le visage fermé des guides inquiets.

Encore quelques jours et nous arriverions. J’avais évidemment hâte de débarquer mais un sentiment angoissant semblait m’étouffer un peu plus à chaque avancée sur l’océan. J’étais de plus en plus persuadé que quelque chose m’attendait là-bas.

Je le découvrirais bien assez tôt. Il était temps pour moi de me préparer au mieux et de reposer ma carcasse que des nuits trop agitées avaient fragilisée.

*****

La terre qui m’accueillait lors de mon arrivée ressemblait à une gueule de roche prête à m’avaler. La côte, découpée en pointes rocheuses semblables à des dents aiguisées, s’élançait comme une menace infinie. Le moindre tremblement de terre aurait donné l’impression d’une mâchoire qui mastiquait le ciel laiteux de l’hiver.

Les marins n’avaient pas attendu longtemps avant de larguer les amarres vers d’autres horizons. Ils m’avaient salué avec ce sourire des gens qui disent adieu à un frère d’armes partant au front.

Un long sentier mêlé de gros cailloux et de terre m’invitait à monter. Je suis rapidement arrivé en hauteur, au milieu d’une étendue d’herbes folles qui bordaient les falaises dentelées.

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Devant moi s’étendaient les paysages parsemés et souvent embrumés du 7ème Continent. J’avais l’impression de revenir sur les lieux de ma naissance. Non pas que je sois né ici, non, mais je ressentais malgré tout ce sentiment étonnant de redécouvrir la lumière et le monde qui m’entoure. Les sensations que m’avaient laissées des semaines de nuits peuplées de cauchemars s’étaient estompées. J’étais presque certain que le 7ème Continent m’avait rappelé ici. Il ne pouvait pas en être autrement…

Une solitude terrifiante m’avait aussi enveloppé. La brume, en cette froide matinée d’hiver, m’empêchait de voir à cent mètres. Il me faudrait être prudent. Je connaissais les pièges dont regorgeait cette terre sauvage et je devrais redoubler d’imagination et de talent pour les éviter.

Heureusement pour moi, j’avais toujours été assez doué pour la concrétisation des dizaines d’idées qui me passaient par la tête sans discontinuer. Le seul petit problème avec cette capacité de création permanente, c’est que les idées étaient aussi fugitives que des lézards fuyant le soleil de l’été.

À l’ouest et au nord, des nappes de brume recouvraient le sol et je percevais à peine quelques têtes d’arbres au loin, comme des bouches à cours d’oxygène essayant tant bien que mal d’aller respirer un peu.

J’ai donc décidé de me rapprocher des falaises. Je remarquerais peut-être un moyen de partir le temps venu. Le sol s’échappait parfois sous mes pieds et il me fallait être prudent. Il me faudrait éviter de tomber du haut de cette gueule cruelle et de finir dans les flots nerveux qui s’abattaient sur les rochers, tout en bas.

Je suis parvenu à m’approcher au plus près sans glisser.

Alors que j’avais pensé chercher un moyen de quitter ce lieu une fois ma mission terminée, je me suis très vite rendu compte que mon aventure serait plus difficile que jamais. J’étais sur une île volcanique, à peine plus longue qu’une journée de marche, et il y avait fort à parier que la nourriture me manquerait rapidement.

3

 

Il m’a fallu un peu de temps avant de me remettre en route. Cette découverte m’avait rempli de pessimisme mais je parvenais à me convaincre qu’il était encore trop tôt pour baisser les bras.

En balayant du regard les environs, j’ai aperçu au loin vers le sud-ouest une surface parsemée de pierres. Elles dépassaient du sol comme des épines plantées dans la terre. J’avais ramassé un morceau de bois solide près des falaises et une idée m’est rapidement venue en tête. J’avais besoin d’un objet pour me défendre contre les animaux sauvages et probablement affamés qui vivaient sur l’île.

Je me suis approché des pierres. Elles avaient l’air facile à tailler. Après en avoir ramassé quelques-unes, j’ai essayé de confectionner une petite massue de fortune. Comme je n’avais pas de cordelette dans mon sac à dos, j’ai opté pour des branches fines et flexibles. L’opération était délicate. Je suis malgré tout parvenu à faire de l’idée que j’avais en tête un objet utile.

J’étais heureux de voir que mes idées avaient parfois du bon. J’en avais tellement gâché ces dernières années, les laissant souvent disparaître au profit d’autres défis plus importants.

4

 

Maintenant armé de ma massue faite de bric et de broc, il était temps d’aller explorer. Le sud m’inspirait. C’est par là que mon périple allait commencer. J’en avais décidé ainsi.

Pour le meilleur ou pour le pire.

 

****

 

 

Le 7ème Continent

 

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6 Commentaires

  1. atom 30/03/2016
    Répondre

    Merci pour ce compte rendu au péril de ta santé mentale, même si cela réveille la longue attente avant de voir arriver chez nous la grosse boite. Belle écriture.

  2. 6gale 30/03/2016
    Répondre

    Beau travail narratif Izobretenik. Vivement la suite.

  3. fouilloux 01/04/2016
    Répondre

    Yep, super fun! Je trouve pas mal l’idée d’avoir intégralement scénarisé la partie. Ca me donnerait presque envie de refaire les articles sur le seigneur des anneaux, juste avec la partie romancée.

  4. Sayanseb 02/04/2016
    Répondre

    Un goût de trop peu. Hâte de connaître la suite.

  5. gredou 06/04/2016
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    Très joliment écrit

  6. WaibCam 11/08/2016
    Répondre

    Vraiment très plaisant à lire et à relire 🙂

    je ne sais pas si tu feras la suite mais je l’attends avec impatience !

    Bonne continuation !

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